Voilà, c'est fini. Nous vivons désormais dans un monde où The Last Guardian est terminé, que dis-je, mis en vente, et à disposition des joueurs du monde entier. Un événement à part entière dans un univers dont il constituait une des arlésiennes les plus mythiques, et ce pas loin de huit ans après sa première annonce sous le nom de code de "Project Trico". Reporté, au bord de l'annulation, puis comme ressuscité des limbes à l'E3 2015 lors d'une conférence PlayStation ayant fait la part belle à ses semblables (Shenmue III, Final Fantasy VII Remake), la dernière création de Fumito Ueda et de la Team Ico voit enfin le jour. Ce n'est plus sur PlayStation 3 comme initialement prévu – la console n'aura de fait accueilli du studio que le remaster HD de ses succès PlayStation 2 – et forcément, après tant d'années d'attente, de suspense, de promesses, The Last Guardian était beaucoup plus attendu que s'il avait tenu ses délais et avait vu le jour sur le support auquel il était initialement destiné, alors encore en retard sur une Xbox 360 continuant de dominer les ventes. Cette fois-ci, nous sommes tout simplement trois ans après le début d'une nouvelle génération, où Sony s'est imposé comme patron en dépit d'exclusivités sentant un peu trop le réchauffé. À l'heure ou beaucoup considèrent encore que Bloodborne est la seule exclusivité vraiment de très haute volée de la PlayStation 4, et où Uncharted 4 pourrait constituer son seul vrai gros hit de 2016, The Last Guardian se doit de trouver sa place. Mais quel peut bien être le poids d'un titre que l'on imagine miser davantage sur sa poésie et sa direction artistique que sa technique et son gameplay pur, surtout à l'heure où la PS4 Pro souhaite s'imposer comme le support de référence ? Le défi était immense pour l'équipe de Ueda, que l'on imaginait bien mourir avec ses idées, en ayant au moins réussi l'ultime tour de force de les proposer à un public toujours plus exigeant…
Note sur les conditions de jeu :
Cet article a été rédigé après une expérience de jeu en trois longues sessions dans les jours ayant suivi sa sortie et le seul et unique patch day one proposé jusqu'ici, sur le disque contenu dans la (très jolie) édition collector commercialisée dans le public. Il convient également – et surtout ! – de préciser que The Last Guardian a été joué intégralement sur une PlayStation 4 "de base" (un modèle 1 To de mai 2016, pour être parfaitement exact), et que je n'y ai jamais joué sur PS4 Pro, ni même assisté à des sessions de jeu sur ce support. Les screenshots ont tous été réalisés par mes soins.
A Fumito Ueda Game
Le "projet Trico", par la suite rebaptisé The Last Guardian, c'est avant tout celui d'un homme : Fumito Ueda. Auteur avant cela du magnifique et envoûtant ICO aux débuts de la PlayStation 2, puis du titanesque (et toujours aussi onirique) Shadow of the Colossus en fin de vie de la machine, Ueda n'est pas un game designer comme les autres. La créativité, la patte artistique ainsi qu'une certaine idée de la narration constituent les clés de voûte de son travail, toujours plus original et en marge des fondamentaux. Soucieux, à l'instar d'un David Cage et des créations Quantic Dream, de raconter une histoire unique qui immergera intégralement le joueur quitte à faire de grosses concessions sur la jouabilité et le potentiel challenge, le papa d'Ico et de Wander incarne une certaine vision du jeu vidéo, qui devenait néanmoins un poil prévisible. De fait, avant même de poser nos mains sur un exemplaire de sa dernière création, on savait à quoi s'attendre au niveau des bases de son ultime projet, les trailers aidant bien en cela. The Last Guardian allait être une expérience forte, bercée par une bande son souvent mélancolique, parfois grandiloquentes, sur fond de décors à dominante verdâtre mettant en opposition le minuscule et le gigantesque. La narration allait se baser sur le sous-entendu et le non-dit, offrant des cinématiques quasi vierges de tout script, et la jouabilité risquait de se montrer limitée bien qu'immersive et impliquant fortement le joueur. Quant à l'aspect technique, il semblait acquis que The Last Guardian allait souffrir de ses nombreux reports et de son changement de génération mal assumé. En somme, tout était terriblement prévisible, comme si avoir patienté sept longues années, et vécu l'évolution d'un médium ayant livré entre-temps des Mass Effect, Red Dead Redemption, Dark Souls, Skyrim ou The Last of Us, nous avait rendus moins patients, plus tâtillons et surtout plus aptes à anticiper sans trop de surprises de quoi allait être faite une œuvre se faisant trop attendre.
Partant de ce constat, on pourrait alors se demander pourquoi accorder du temps à The Last Guardian. Eh bien c'est simple : il faut l'avouer, un titre ayant autant fait parler de lui et suscité tant d'attente, prévisible ou non, ne pouvait que générer énormément de curiosité, surtout auprès de joueurs comme votre serviteur comptant ICO parmi leur panthéon du jeu vidéo. En outre, l'accent avait tellement été mis sur la créature répondant au doux nom de Trico que l'envie d'en savoir plus était bien trop forte. C'est donc emplis de doutes mais également de promesses – tous mûs par les critiques contrastées lues çà et là en marge de l'achat du jeu – que nous nous sommes lancés, avec un ami tout aussi désireux de découvrir le jeu que moi, dans cette ultime aventure proposée par Fumito Ueda. La première session, d'à peine trois quarts d'heure, le temps de découvrir l'environnement global et la jouabilité, acheva de nous convaincre : The Last Guardian avait clairement une âme, quelque chose d'unique à nous conter et à nous faire vivre, et ce en dépit d'une technique bancale et un peu d'un autre âge. Commencer la dernière œuvre de Ueda et des siens, c'est rentrer dedans à coup sûr, pour tout un tas de raisons qui vont continuer de trouver du sens au fil des heures que l'on passera en compagnie du garçon sans nom que l'on dirige et de son compagnon géant à plumes. Bien sûr, on pourrait s'arrêter à ce postulat extrêmement simple et beaucoup trop raccourci, mais avant de développer le reste de l'expérience étonnante que constitue The Last Guardian, il convenait de s'arrêter sur cette incroyable capacité à nous donner envie de le connaître et de faire un bout de chemin avec lui dès les premières minutes passées en sa compagnie. La marque des plus jolies histoires d'amour, diront certain(e)s…
Un air de déjà vu pourtant irrésistible
Débuter The Last Guardian, c'est se projeter quasi instantanément dans la peau d'un jeune garçon dont on ignore tout jusqu'à son nom. Démarrant sur des bases narratives aussi minimalistes qu'envoûtantes, le dernier titre édité par Japan Studio souhaite s'affranchir de toute complexité scénaristique pour laisser place à l'imaginaire du joueur. Quelques éléments indicateurs viennent garnir un ATH discret et qui s'efface rapidement une fois les mécanismes de base assimilés (même s'ils reviendront un peu trop régulièrement, on y reviendra). Et puis, on découvre surtout de suite la créature fantastique qu'est Trico, avec qui il convient de nouer une relation de confiance. Il ne faut même pas dix minutes pour s'attacher à cette bête aussi inquiétante que câline avec qui on comprend de suite qu'on va faire un bout de chemin, de toute façon indispensable si l'on veut sortir de là. Parce que oui, reprenant les bases de scénario et de level design du titre qui l'a faite connaître, la Team Ico nous plonge à nouveau dans la peau d'un enfant livré à lui-même dans un décor où la végétation tente de reprendre ses droits sur tout un complexe relevant du génie architectural. Même sans avoir visionné les divers trailers proposés depuis l'E3 2015 et l'inattendue résurrection du projet de Ueda, on ne peut que constater avec satisfaction l'évidence d'une aventure à deux entre ce gamin plus fragile qu'un vase Ming et cette bestiole immense dont on a déjà hâte de connaître l'étendue de la puissance et des possibles pouvoirs magiques. Ceci d'autant plus que notre garçon anonyme semble doué uniquement pour l'exploration, mais clairement pas paré pour le moindre combat…
Très vite, on réalise que la sensation d'un gameplay limité – marcher/courir, sauter, s'accrocher, porter des petits objets – est travaillée avec soin de façon à nous faire sentir vulnérable et dépendant de Trico, sorte d'étrange croisement entre un poulet, un chat et un rat de taille gigantesque, qu'on ne dirige pourtant jamais véritablement. La base de la jouabilité de The Last Guardian repose sur ce véritable tour de force : le personnage central de l'aventure est un PNJ dont l'intelligence artificielle n'est clairement comparable à aucune autre vue dans un jeu vidéo. Au début, Trico est une bête blessée, naturellement méfiante, et dangereuse pour le protagoniste du fait de sa masse et de sa puissance titanesque. On ne peut alors que l'inciter à nous suivre, et exploiter ses pouvoirs surprenants comme les rayons laser explosifs que projette sa queue, ceci à condition de disposer de l'objet nécessaire permettant de lui indiquer les cibles à démolir. On peut grimper sur à peu près tout le corps de la bête, de ses pattes jusqu'au sommet de son crâne, ce qui n'est finalement pas sans rappeler les séquences d'escalade sur les mastodontes de Shadow of the Colossus. La comparaison prend d'autant plus de sens lorsque l'on doit s'accrocher à la créature lors de phases de combat où elle se montre littéralement déchaînée, ou bien quand on doit lui arracher les pieux que les soldats ennemis lui ont planté dans la peau. On se rend vraiment vite compte que le garçon et Trico constituent un duo de plus en plus soudé à chaque minute, peut-être plus fort que celui constitué par Ico et Yorda quinze ans en arrière, de par la place qu'occupe Trico dans tous les éléments constitutifs de l'œuvre.
En effet, lorsque l'on commence à rencontrer les premières difficultés exigeant que Trico se rende à un point bien précis, ou nous offre à l'aide de son corps un élément de décor permettant de progresser (on pensera surtout à sa longue queue, fréquemment exploitée sous forme de corde), on réalise à quel point l'expérience de gameplay proposée par Fumito Ueda est sans commune mesure avec les autres jeux d'aventure auxquels on pourrait la comparer. Exception faite d'une arme précise (couplée aux pouvoirs de Trico) et de quelques objets que l'on peut déplacer avec difficulté (le garçon est aussi agile et léger que faible), à peu près chaque action qui exigerait de tout jeu vidéo un item à chercher dans un inventaire se résume ici aux interactions entre le personnagé joué et son compagnon géant à plumes. On ne peut progresser sans lui car il faut régulièrement le chevaucher pour franchir les précipices que seuls ses incroyables sauts rendent futiles, ou monter plus haut dans des tours vertigineuses (témoins d'une verticalité architecturale assez fascinante, dont on parlera ultérieurement) ; ou bien, sans sa force brute, on ne triompherait d'absolument aucun combat, et ne pourrait démolir aucun obstacle. Plus que jamais, le cœur du gameplay de The Last Guardian réside dans la capacité du joueur à orienter ce PNJ massif dans des environnements parfois hostiles et incompatibles avec ses dimensions, et à apprendre à dresser cette bête sauvage qui semble ne nous vouloir que du bien, en tout cas de plus en plus au fil des heures à errer dans l'immense forteresse dont on essaie à tout prix de s'achapper. Cependant, si le concept est fascinant dans la théorie, reste à voir comment la Team Ico l'a appliqué dans la pratique, et surtout, si la recette fonctionne.
Love your imperfections
C'est un fait : le concept de The Last Guardian, aussi séduisant soit-il sur le papier, se doit de confirmer clairement dans les faits. Cela passe par des exigences en terme de jouabilité, de level design, et il faut l'avouer, nous avions tous très peur du résultat au vu du développement chaotique du titre, entre changement de support, nombreux reports, sentiment d'annulation du projet… sans parler des premières previews pointant du doigt une maniabilité datée que l'on sentait venir. Ici, il n'y a pas spécialement de miracle : oui, The Last Guardian accuse clairement les signes de l'âge, c'est un jeu PS3 – et pas de fin de génération comme un The Last of Us… – magnifié par la puissance de la PS4 notamment sur tout un tas d'effets de lumière. Mais si le maniement du garçon est tout à fait correct, la fluidité de l'ensemble est très aléatoire. La plupart du temps, ce n'est pas spécialement dû à un personnage injouable, mais plutôt à une caméra capricieuse (les rotations à 360° sont bien gérées, mais c'est l'incapacité de ladite caméra de se montrer autonome dans des espaces confinés ou en plein combat qui fait grincer des dents), à des chutes de framerate extrêmement violentes par moments (l'animation impressionnante de Trico n'y étant pas étrangère), ainsi qu'à un mapping des touches d'un autre âge, qui n'a en fait pas évolué depuis ICO. Certes, on est en présence de choix de boutons typiquement japonais, mais l'impossibilité de les adapter à sa guise, tout comme ce fichu ATH qui casse trop souvent l'immersion et qu'on aimerait pouvoir effacer de façon permanente, nuit quelque peu à une jouabilité qui se devait d'être irréprochable pour que le plaisir de jeu soit total. Malheureusement, sur ce point, on risque parfois de perdre patience de temps en temps, et de se voir quelque peu gâcher l'expérience globale. The Last Guardian reste jouable en l'état, et il y a fort à parier que beaucoup d'autres éléments nous permettent de le pardonner là où on aurait littéralement fustigé n'importe quel autre titre souffrant des mêmes tares…
Attirant mais frustrant, doté d'une jouabilité pas toujours intuitive, techniquement daté, mais alors, qu'est-ce qui peut bien sauver The Last Guardian ? Il serait tentant de répondre "tout le reste", parce qu'il y a de cela, mais autant s'expliquer, tant il y a de bonnes choses à dire sur cette création qui se sera tant faite attendre. D'abord, une maniabilité pas exemplaire peut tout à fait être atténuée par un level design intelligent et des environnements fascinants à parcourir. Lorgnant clairement du côté de la forteresse géante d'ICO, envahie par la verdure et mêlée à une rocaille que l'homme a renoncé à tailler, le terrain de jeu proposé est séduisant, sait se renouveler en dépit de quelques (rares) redondances, et propose une verticalité fort appréciable. Le sentiment d'immensité que procure Trico en comparaison avec le garçon est encore plus criant devant des précipices impressionnants à franchir, des tours dont on peine à deviner le sommet, et la profondeur de chaque espace à explorer, en plongée comme en contre-plongée. D'un point de vue strictement architectural, The Last Guardian est réellement fascinant, et nous renvoie à notre petitesse et notre fragilité humaine. On ne pourra jamais faire le tour de cet immense complexe, même avec toute l'aide apportée par Trico, et on se contentera de chaque salle, chaque couloir, chaque jardin… auquel on peut avoir accès, volontairement ou non. De plus, une grande partie des environnements explorés proposent leurs énigmes propres, nécessitant souvent de trouver le levier adéquat, briser des vitraux propageant des ondes qui terrorisent Trico, ou combattre avec l'aide de notre compagnon une horde de soldats bien décidés à nous emprisonner. Cela pourrait sembler redondant mais le rythme global se tient, chaque nouvelle découverte se savoure et pousse à une réflexion mêlée tantôt de crainte, tantôt d'impatience. Et surtout, on est très souvent tributaire de l'attitude d'un Trico qu'on ne dompte pas si aisément : un point qui fait clairement débat au sein des joueurs, et sur lequel il est grand temps de livrer un point de vue… forcément subjectif, mais avec sa part de réalisme.
Et si on se mettait au Trico ?
N'ayons pas peur des mots : si Trico (l'animal, donc) avait été raté, The Last Guardian aurait toutes les chances de constituer un échec sur la globalité. Seulement voilà, et ce n'est pas vraiment spoiler : la créature fantastique imaginée par Fumito Ueda est au-delà de la simple réussite. Prouesse technique admirable, character design attachant voire irrésistible, concept de gameplay à lui tout seul, cet animal fabuleux incarne l'âme d'une création pourtant dotée d'un fort bel enrobage, mais que son élément moteur porte à bout de bras tout au long de l'aventure – une image plutôt bien véhiculée par sa capacité à sauver de la chute ou débloquer son jeune "maître" un nombre incalculable de fois. Bien sûr, tout est fait pour gonfler le capital sympathie de Trico dès les premières minutes de jeu, car créer un lien fort avec lui est indispensable pour ressentir les émotions que la Team Ico cherche à nous faire vivre. Se contenter de progresser en y voyant un bête PNJ mignon mais aussi énorme que crétin, c'est passer à côté du propos de l'œuvre, et il est tout à fait possible que quiconque n'ayant jamais eu d'animal de compagnie ne puisse briser la barrière du virtuel et témoigner de l'empathie requise pour apprécier Trico, et de fait le jeu dont il est l'élément central, à sa juste valeur.
Vous venez de franchir un passage particulièrement complexe où Trico vous a été d'un soutien inestimable ? Vous pouvez grimper sur son dos, sur sa nuque, et le caresser pour le remercier et le détendre après une épreuve délicate pour les nerfs. Vous souhaitez juste lui témoigner d'une marque d'affection désintéressée ? Ça tombe bien, il penche souvent sa tête à votre hauteur dans l'espoir d'une petite caresse sur son énorme museau. Vous lui lancez ou apportez de quoi se sustanter ? Il est probable qu'il joue avec la nourriture à petits coups de patte avant de se décider, au moment le plus inattendu, à la gober avec une rage qui n'a d'égale que son féroce appétit. Vous vous baignez ? Jamais il ne vous laissera tranquille, et risque fort de créer un tsunami dans le plan d'eau où vous nagez en sautant dedans, faisant passer Obélix pour une danseuse étoile. Chaque attitude de Trico est d'un naturel animal saisissant, au point de se demander s'il n'a pas été conçu à travers des séances de capture de mouvements effectuées sur un chat ou un chien. En conséquence, on crée une relation solide et chaque moment où le lien peut être brisé nous inquiète, nous fait prendre conscience de notre futilité et de notre incapacité à évoluer sans lui à terme. Plus l'histoire progresse, plus on craint une séparation définitive, déchirante, semblable à celle de la perte d'un animal auquel on tenait depuis qu'on était gosse. Il est indéniable que l'animation et l'intelligence artificielle de Trico constituent la plus grande réussite de The Last Guardian, celle qui peut concrètement sauver le jeu tant elle le rend unique en son genre, et surtout, tant on se trouve dans une situation de jamais vu au sein d'une production qui avait pourtant tout du déjà vu en apparence initiale.
Il pourrait être trop évident de succomber au charme de la créature qu'est Trico, qui plus est au travers de ses regards terriblement expressifs, chacun des cris, gémissements ou grognements qu'il peut émettre. Cependant, comme toute brave bête, Trico peut agacer, énerver, frustrer, rendre vraiment dingue. C'est sans doute sur ce point précis que les joueurs seront le plus divisés, bien plus que sur l'évidente réussite technique et émotionnelle conçue par la Team Ico. Au gré de votre progression, le garçon apparaîtra de plus en plus aux yeux de Trico comme son maître – ou tout au plus comme le compagnon d'infortune à aider à tout prix pour sortir de là – et leurs échanges prennent une autre dimension, basée sur les ordres et l'obéissance. Au fil des épreuves qu'ils traversent tous deux, une confiance plus forte s'installe entre eux, et un des mécanismes de gameplay les plus complexes prend forme : le garçon peut donner à Trico tout un tas de directives claires (se rendre à tel point, sauter, donner un coup de patte à tel endroit…) auxquelles celui-ci se soustrait avec une docilité très aléatoire. S'il se montre relativement compréhensif la plupart du temps, Trico peut n'en avoir absolument rien à faire de l'ordre que vous lui intimez, ou du lieu vers lequel vous tentez désespérément de l'amener. Parfois, cela permet de réaliser que la solution n'est pas là où l'on croyait, la bête indiquant elle-même un passage qu'on n'avait pas forcément envisagé, et cela montre combien Trico est malin et presque indépendant. Seulement, cela peut être aussi très pénible car on résout parfaitement une énigme, avant que la progression ne soit bloquée par cette IA rebelle qui nous dévisage avec la même bonhomie exaspérante qu'un chat fier de lui après avoir fracassé un bibelot du haut d'une étagère d'un petit coup de patte provocateur. Loin d'être soumis aux volontés du joueur, Trico est complexe à appréhender et à domestiquer, ce qui rendra sans nul doute complètement fous les speedrunners qui se risqueront à leur exercice favori sur ce titre qui semble leur adresser un gros bras d'honneur – à moins qu'il ne les nargue avec le trophée exigeant de finir le jeu en moins de cinq heures, ce qui à première vue semble être un défi particulièrement retors.
Près de 10 ans d'attente pour 15 heures d'évasion
Puisqu'on y est, parlons un peu durée de vie, et évolution scénaristique en même temps. The Last Guardian se situe dans la moyenne des jeux d'aventure linéaires et contemplatifs avec une part d'exploration limitée, à savoir qu'il nous a fallu moins de quinze heures (trophée dédié à l'appui, une estimation tourne autour des 12-13 heures) pour en venir à bout. Dans le tas, on dénombrera notamment plusieurs dizaines de minutes perdues sur deux salles dont les énigmes ont constitué un blocage irritant au possible, mais pour deux raisons opposées : la première à cause de Trico dont il était quasi impossible d'obtenir ce qu'on attendait de lui, la deuxième pour cause de level design anormalement exigeant et complexe même si la phase concernée pouvait le justifier quelque peu. Malheureusement, The Last Guardian ne propose pas de réelle rejouabilité faute de collectibles dignes d'intérêt, ne permet aucunement de revenir à une séquence précise et réinitialise totalement la partie une fois terminée. Les chasseurs de trophées y trouveront une replay value toute relative mais qui risque de faire pencher le bilan du côté d'une frustration dans laquelle on baigne déjà un peu trop souvent, exigeant de refaire certainement plusieurs loops et surtout, risquant clairement de briser l'incroyable force narrative d'une expérience clairement unique et qui se suffit à elle-même. Non seulement ce jeu au charme irrésistible n'appelle pas de suite, mais il peut clairement n'être vécu qu'une fois.
Le propos de The Last Guardian est clairement touchant. Il ne sera pas question d'en divulguer les principales ficelles ici, tant les séquences émotionnellement fortes s'enchaînent et nous dirigent inéluctablement vers un dénouement sur lequel chacun se fera son propre jugement. Celui-ci reste d'ailleurs un des grands mystères de l'écriture du jeu. Durant une quinzaine d'heures grand maximum donc, on prend le temps de vivre une aventure passionnante et émouvante en acceptant son rythme lent mais à l'impact extrêmement fort, où le créateur de Trico fait étalage de toute sa science du conte numérique. Là où un Hideo Kojima raconte et explique, Fumito Ueda se tait et suggère. La narration de The Last Guardian se base sur la voix off d'un narrateur adulte que l'on comprend être le garçon joué, qui ne propose qu'une très vague aide lorsqu'il nous sent perdus, et n'intervient quasiment que lorsque cela peut se justifier. Très peu de choses sont dites ; on est en présence d'un jeu vidéo qui se contente de raconter une histoire via des décors à explorer, des images, une ambiance sonore, et une relation forte et palpable manette en main entre deux protagonistes que l'on veut ne jamais voir se séparer. L'origine d'énormément d'éléments et des antagonistes n'est jamais véritablement expliquée, car Udea souhaite que le joueur se fasse sa propre interprétation. Cela rend de fait d'autant plus regrettable le choix d'un épilogue bien plus explicite dans son propos, et qui s'il est admirablement bien mis en scène, ne laisse pas vraiment de choix à la libre interprétation, comme s'il voulait refermer brusquement une épopée incroyable qu'on aurait aimé voir se terminer de façon plus ouverte.
Concluons sur une note artistique globale. Comme évoqué ci-dessus, l'aventure tient en haleine son protagoniste environ quinze heures, en partant du principe que l'on prendra le temps d'admirer des décors vraiment envoûtants et de se laisser bercer par les compositions quasi parfaite de Takeshi Furukawa. Il serait facile de réduire The Last Guardian à un de ces titres nous ayant tous permis d'employer une fois le terme "onirique" dans notre existence, au même titre que les créations de thatgamecompany – Journey en tête – ou autres Ōkami. Cependant, que dire de plus ? Sans véritablement pousser la PS4 dans ses derniers retranchements, animation de Trico mise à part, la dernière œuvre de Fumito Ueda est belle, mue par son cachet visuel unique bien que pourtant si reconnaissable, et on appréciera le pari d'avoir mis en scène un protagoniste tout en cel-shading dans des environnements qu'on qualifiera sans excès de photoréalistes. Le garçon a une âme, bien différente de celle de Trico, mais son petit côté The Wind Waker, avec ses clignements d'œil et regards dans le vague, le rend terriblement touchant, tout comme ses nombreux appels à Trico (une touche spécifique étant réservée à cette action) dans une langue dont on aimerait finalement presque davantage profiter. Pour finir sur ce plaisir des oreilles, que dire de ce sound design impeccable en tous points ? S'il était prévisible que la bande son accompagnant l'aventure serait touchante, parfois épique, on ne s'attendait peut-être pas à la voir aussi discrète et mise en retrait la plupart du temps pour profiter d'innombrables bruitages et ambiances toujours parfaitement dans le ton. The Last Guardian avait de toute façon pour but de proposer un voyage dépaysant et émouvant, et il est indéniable que sur cet objectif précis, il ne commet aucune fausse note de bout en bout. Reste à savoir si l'émotion et la touche artistique peuvent tout faire…
The Last Guardian est non seulement enfin fini, enfin sorti en rayon, mais également, son aventure est enfin terminée. À l'heure de la conclusion, il faut bien le reconnaître, on est clairement partagé entre l'envie de dresser un bilan mitigé et le désir de faire parler un coup de cœur. La dernière création de Fumito Ueda accuse les signes d'un développement long et chaotique et semble bien négliger un paquet de critères indispensables à la réussite d'un jeu vidéo moderne. Cependant, sa direction artistique formidable et unique, couplée à une véritable aventure où les émotions et l'immersion sont tout sauf exagérées, peuvent clairement sauver la face et le placer du côté de ces expériences à part que l'on a envie d'aimer. C'est toutefois en grande partie l'incroyable supplément d'âme que constitue le personnage de Trico qui fait pencher la balance. Grâce à une histoire forte où l'on se sera rarement senti autant impliqué, et à une intelligence artificielle fascinante et vivante comme jamais, The Last Guardian passe avec une insolente et évidente facilité du statut de "jeu qu'on a envie d'aimer" à "jeu qu'on se sent obligé d'aimer". Fruit d'une gestation interminable et d'un accouchement fort délicat, le dernier titre de la Team Ico est une véritable perle rare, qui ne souhaite s'inscrire dans aucun courant vidéoludique spécifique, nous raconte quelque chose d'unique en son genre, avec son charme si particulier, auquel il sera très difficile de rester insensible. The Last Guardian est de ces titres complexes mais attachants, auxquels on se force un peu à pardonner tout et n'importe quoi tellement il nous fait vivre une expérience originale et sans égal. La marque d'un grand jeu ? Possible. Celle d'un titre inoubliable ? Probablement. Ou bien tout simplement d'une œuvre dont il aurait été bien trop dommage de ne jamais profiter ? Assurément.
J'ai adoré / aimé :
+ Trico, qui mériterait plusieurs points distincts dans cette section
+ Un duo de personnages attachant et fortement bien pensé
+ Une nouvelle œuvre poétique fabuleuse de Fumito Ueda
+ Un beau mélange de douceur, de force brute et de fantastique
+ Bande son soignée, bien posée, rythmée comme il faut
+ Expérience narrative forte qui fait travailler l'imagination
+ Durée de vie tout à fait honorable pour une aventure linéaire
+ Bien que limitées, les idées de gameplay sont sympa et intuitives
+ L'architecture et le level design, très soignés et tout en verticalité
+ Direction artistique terriblement chouette et unique en son genre
+ Une sorte de synthèse de tout ce que la Team Ico a fait de mieux précédemment
J'ai détesté / pas aimé :
- Le framerate très régulièrement en souffrance (sur PS4 de base, en tout cas)
- La caméra qui ne se replace pas quand elle se coince au mauvais endroit
- Ces passages où on dépend d'une IA rebelle qui nous fait perdre du temps inutilement
- Des textures parfois vilaines qui donnent l'impression d'un jeu PS3 au remaster pas top
- Les indicateurs de touches qui réapparaissent alors qu'on connaît la maniabilité à force
- Mapping des boutons pas super intuitif, voire d'un autre âge
- Même si c'est voulu, c'est très linéaire et sans à-côtés
- Pas mal de frustrations sur beaucoup d'aspects
- Une fin certes jolie mais qui peut décevoir
- Vaut-il vraiment le coup d'être rejoué ?