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Celeste – Au sommet de son art

Des pavés dans la mer

25 janvier 2019

Quand vous consommez beaucoup de grosses productions vidéoludiques et surtout, pratiquement que ça, tantôt par crainte de sortir de votre zone de confort, ou bien un peu par feignantise, assez rares sont les titres labellisés comme "indépendants" à retenir suffisamment votre attention pour vous jeter dessus. Tout au mieux les considérez-vous comme des opportunités à mettre de côté "au cas où", sachant pertinemment qu'elles iront moisir dans un coin de votre backlog aux côtés de ces "doubles A" modérément engageants offerts régulièrement dans le cadre de votre abonnement PlayStation Plus ou Xbox Live Gold. Et puis un soir d'ennui et de temps pourri, sans aucune inspiration, vous en lancez quand même un "histoire de" puis le pliez en trois ou quatre heures, histoire de vous dire "allez c'est fait, c'était cool", et vous passez rapidement à autre chose. Parmi eux, on trouve des perles, c'est indéniable, et puis il y a ces titres qui accèdent à une certaine notoriété en dépit de leur minimalisme, parce que leur direction artistique gonflée et leurs idées de gameplay défoncent tout, au moins un d'entre eux marquant les esprits tous les ans – coucou Limbo, The Binding of Isaac, Hotline Miami et autres Undertale. Ils font parler un peu, puis beaucoup, au point de venir bousculer la hiérarchie établie à l'heure des récompenses de fin d'année, et forcément, ils piquent la curiosité. En s'approchant de la fin de 2018, face aux monuments God of War et Red Dead Redemption II se dressait un peu trop régulièrement un nom simple, presque énigmatique de par sa connotation pure et angélique, consacré sans peur comme "GOTY" dans le cœur de beaucoup trop de joueurs aussi élitistes que chevronnés et dont l'avis compte pas mal à mes yeux. Celeste devenait de fait une étape indispensable à expérimenter dans mon parcours, et suffisamment marquante pour mériter de lui consacrer un article complet.


 

Note sur les conditions de jeu :

 

Parce qu'il faut bien l'en remercier (et comme ça j'en serai débarrassé), j'ai joué à Celeste sur PlayStation 4 après l'avoir acheté sur le PlayStation Store grâce au don de crédit de l'infâme MickBim, qui voulait vraiment que j'y joue. Un cadeau de Noël fort aimable de sa part (et ce sera le dernier compliment que je t'adresse, connard <3) que j'ai donc honoré durant de froides soirées d'hiver on ne peut plus en phase avec l'atmosphère d'un titre commencé et terminé sur PS4 Pro (ce qui, je pense, ne change rien du tout ici) en un peu plus de neuf heures et un nombre de morts que j'aurais aimé résumer en trois chiffres. Et comme chaque fois que des faces B existent, je me suis attardé dessus, et les évoquerai bien entendu, car je n'allais pas m'en arrêter là.

 

 

 

 

Stairway to Heaven

 

 

Matt Thorson a de la suite dans les idées. Concepteur, sous le nom de son studio "Matt Makes Games", d'un TowerFall à la réception très élogieuse, ce créateur indépendant remet le couvert en 2016 lors d'une game jam, un de ces rassemblements de développeurs concevant de petits jeux en deux ou trois jours (le temps de l'événement). Un certain Celeste Classic y voit le jour, bricolé sur la machine virtuelle PICO-8 et sa résolution 128*128 en 16 couleurs. Il s'agit alors d'un prototype – qui figurera dans le jeu final en tant qu'hommage de la part de son géniteur – sous forme de jeu de plate-forme extrêmement exigeant, mettant en scène l'ascension d'une montagne, tableau par tableau. Le concept du prototype de Celeste sera repris à l'identique dans le jeu final, puisqu'il s'agira d'un platformer 2D, à l'esthétique complètement rétro tout en pixels, où l'objectif est d'atteindre le sommet du mont Celeste ; le tout enrobé d'un certain challenge et de pièges à gogo, faisant la part belle au gameplay précis et surtout, l'apologie du die & retry. Cette formule, dans l'univers du jeu indépendant, est bien connue depuis près d'une décennie, notamment parce que Super Meat Boy a donné ses lettres de noblesse au genre quand des jeux de plate-forme traditionnels à plus grand budget (Rayman Origins ou Legends, les New Super Mario Bros. notamment) se contentaient de toujours faire patienter le joueur jusqu'à leurs ultimes stages facultatifs pour offrir une difficulté élevée et retorse. Des titres tordus comme I Wanna Be the Guy ont même eu envie de pousser le vice plus loin avec la prétention d'être quasi impossibles, et si le délire vaut le coup pour rager un peu et mettre ses réflexes et son skill à rude épreuve, il trouve quand même ses limites : hormis pour le bon vieux speedrun, ce genre de jeu est quand même vite lourdingue, et n'apporte pas grand-chose au médium aussi bien d'un point de vue gameplay qu'à travers sa dimension artistique. Or, Celeste a d'autres projets, et c'est bien pour cela qu'il a tant fait parler de lui.

 

 

 

 

L'ambition initiale de Matt Thorson n'est sans doute pas aussi immense que celle du mont que Madeline, l'héroïne un peu candide que l'on incarnera, projette d'escalader. Si l'envie de proposer aux joueurs un certain challenge, pour que cette ascension n'ait rien d'une promenade de santé, est évidente, le projet narratif et artistique caché derrière ce platformer difficile ne doit cependant pas être mis de côté. Celeste n'a rien d'un jeu souhaitant uniquement aiguiser les réflexes de celui ou celle qui s'y frottera, mais veut dès le début nous faire vivre une aventure un minimum scénarisée : c'est pourquoi, malgré la réalisation ultra sommaire (et peut-être un peu trop à mon goût) du sprite de notre avatar en anorak et cheveux rouges, le tout début du jeu nous offre deux rencontres scriptées qui retiennent l'attention. On apprend d'emblée à ne même plus s'amuser de l'effet sonore se substituant à un quelconque doublage, appréciant plutôt la boîte de dialogue modélisant (et humanisant du coup) Madeline et ses interlocuteurs, l'effort de localisation en nombreuses langues, la simplicité d'échanges peu invasifs mais constructifs, qui posent les bases de l'histoire de cette alpiniste improvisée, aussi naïve que déterminée et qui n'a pas idée du défi insurmontable auquel elle s'attaque. À peine la première zone arrive-t-elle à son terme que l'on établit un feu de camp de fortune à côté d'une stèle commémorant toutes les victimes ayant tenté de gravir le mont Celeste, histoire de faire comprendre au joueur que lui aussi est sans doute un peu fou de se lancer dans une telle quête. Dans sa première heure de jeu, le jeu de "Matt Makes Games" trouve un moyen aussi discret qu'efficace de franchir le quatrième mur, et d'impliquer très fortement quiconque accepte d'incarner Madeline dans les rêves a priori inaccessibles de cette dernière. Cela peut sembler fou, mais en quelques tableaux posant les bases d'une jouabilité simple comme bonjour mais redoutablement corsée au fil de la progression, Celeste fait oublier tout ce qui le rend simpliste et d'apparence inoffensif ou basique. Sans le savoir, nous avons commencé à gravir les marches d'un escalier interminable, que l'on n'aura pas envie d'emprunter à l'envers une seule fois par la suite.


 

 

 

 

Tout sauf aux fraises

 

 

La première force vraiment inattendue de Celeste réside dans cette capacité à se montrer très vite bien au-delà de ce que son apparence laisse supposer. Si l'esthétique sonne vraiment très rétro (tout au mieux 16-bits) et qu'il est un peu dommage, comme je le regrettais un peu plus haut, que le sprite du personnage joué soit réduit à un amas de pixels tellement grossier quand on voit la qualité de dessin de celui-ci dans les dialogues et autres cutscenes, on s'en accomode somme toute extrêmement vite. Si l'on s'habitue aussi aisément au parti pris graphique du titre, et même à son minimalisme ambiant d'une manière générale, c'est en grande partie parce que sa jouabilité fait mouche dès les premières minutes. Un titre de cette envergure, surtout lorsqu'il fait suite à un petit projet expédié le temps d'une game jam, se doit de toute façon d'être accessible et compréhensible instantanément. Afin d'être jouable sur absolument n'importe quel support ou presque, le jeu de Matt Thorson se borne donc à une quantité ridicule de fonctionnalités : se déplacer, sauter, s'accrocher aux parois, et surtout, exécuter un dash vers huit directions (les quatre classiques ainsi que les diagonales associées) qui constituera la base d'absolument tout le gameplay du jeu. Je vous avouerai que face à l'annonce de centaines de tableaux se succédant en faisant usage de si peu de features, je m'inquiétais initialement énormément d'une probable répétitivité, avant de réaliser mon erreur une fois aux commandes de Madeline. Si sa maniabilité n'est pas toujours parfaitement exemplaire (il arrive régulièrement qu'un dash diagonal parte dans une des deux directions proches par erreur, peut-être par panique cependant…), elle n'en demeure pas moins terriblement intuitive et la contrôler sera un plaisir de bout en bout : on ne s'agacera que rarement de nos ratés, pour l'immense majorité d'entre eux dûs à nos erreurs d'appréciation plutôt qu'à des errances de conception d'un jeu qui en est globalement exempt, et souhaite prôner l'apprentissage par l'échec. Une composante sur laquelle de plus en plus de jeux vidéo tentent de jouer, avec plus ou moins de succès, et que Celeste intègre formidablement bien, tout en l'assumant lors des petits messages de "conseil" à destination du joueur entre chaque zone. Il faut dire que cela fait explicitement partie de son propos, mais j'y reviendrai un peu plus tard, tant cet aspect est plus important qu'on ne pourrait le croire.

 

 

 

 

Il serait quelque peu audacieux d'avancer que le gameplay de ce petit jeu pas comme les autres relève du génie alors que la réalité est en fait bien moins évidente que cela, et se base sur une idée bien moins courante : c'est son level design qui le rend exceptionnel. Comprenez par là que l'univers tout entier de chaque niveau et surtout, de n'importe lequel des dizaines de tableaux qui le constitue, se met au service d'une jouabilité réduite à sa portion congrue pour l'enrichir sans avoir à complexifier la moindre de ses bases, toutes assimilées en quelques secondes. Il ne faut en effet pas très longtemps pour réaliser que le tour de force de Matt Thorson réside dans sa capacité à diversifier son gameplay uniquement par le biais des nouveautés propres à chaque nouvelle zone, qui modifient et enrichissent de fait considérablement les possibilités de déplacement de Madeline. Celle-ci n'acquiert jamais le moindre pouvoir supplémentaire en-dehors de ce que j'appellerai un peu délibérément un "double dash" – juste pour caser le fait qu'en 2019, j'ai enfin trouvé un moyen d'aimer ce concept, et je referme la parenthèse de la private joke ici – qui ne dépend pas entièrement d'elle, qui plus est. Enfin presque, vous comprendrez ; il serait dommage de trop en dire. Bref, si l'on déplore donc quelques ratés dans la gestion des diagonales sur lesdits dashes (que j'estimais au début dûs à ma façon de jouer, à la croix plutôt qu'au stick pour ce type de jeu, avant de voir que pas mal de joueurs expérimentés rencontraient le même souci), la maniabilité de Madeline est fluide et exemplaire, mais elle demeure donc drôlement limitée… du moins en apparence : comme pour résumer l'ensemble de l'œuvre, derrière sa simplicité de façade se cache une redoutable richesse.

 

 

Du tout premier tableau introductif jusqu'à celui que l'on espérera, tout du long de l'aventure, être situé à la cîme du mont Celeste pour conclure cette incroyable ascension, les actions et mouvements du personnage dirigé demeureront en effet parfaitement identiques. Ce sont tous ces éléments de level design additionnels qui élargiront le spectre de ses déplacements, entre ressorts, ascenseurs en tous genres, sphères propulsant dans une direction donnée, gemmes rechargeant le dash, plates-formes au déplacement inversé par ce dernier, et j'en passe. Si le premier niveau du jeu ne met en scène que de grands classiques du jeu de plate-forme, incluant déjà ses pièges les plus tordus afin de mourir (déjà !) quelques dizaines de fois en une heure à peine, la suite de l'aventure est un renouvellement permanent du concept et, j'oserais presque le dire, du genre tout entier. Je ne l'aurais certainement pas imaginé en entamant cette épopée (que j'imaginais quelque peu perverse mais maligne malgré tout) et pourtant, après un peu moins de dix heures, c'est devant un certain génie créatif que j'ai envie de m'incliner : à aucun moment, Celeste ne m'a énervé, déçu ou irrité, mais m'a au contraire donné constamment envie de comprendre comment venir à bout de tel ou tel tableau, d'y revenir sans jamais me forcer mais juste parce que j'avais envie de progresser, réussissant avec brio son opération séduction envers moi. Il faut dire que si le message à faire passer est de ne rien lâcher, de se surprasser et de croire en ses rêves, tu m'étonnes que je le valide et cherche à le prouver.

 

 

C'est pas faute de vous le répéter, mais maintenant j'ai de quoi l'illustrer, merci.

 

 

La face cachée de la montagne

 

 

Vous l'aurez compris au vu de mes sous-entendus, Celeste se distingue en grande partie par ce que son apparence initiale dissimule. S'il n'est pas le premier jeu vidéo indépendant doté d'une réalisation sommaire mais vecteur de messages passionnants à découvrir derrière le masque de l'humilité, le titre de Matt Thorson cherche à se montrer riche en enseignements à travers un équilibre narratif d'une solidité désemparante. Dès que l'on redémarre une partie en cours après une première sauvegarde, l'option d'un "mode assisté" s'offre à nous, réglée d'office sur la négative pour ne pas l'imposer, à l'image de ce titre tout en suggestion qui étale son propos avec beaucoup de finesse et de discrétion, jamais de façon trop implicite pour éviter de sombrer dans la réflexion torturée, mais sans trop en faire non plus car son but n'est jamais de nous prendre pour la main. Malin dans son approche du jeu de plates-formes impitoyable mais quasiment tout le temps juste, Celeste fait également mouche au niveau de sa narration, jamais envahissante car tout simplement désirée par le joueur la plupart du temps ; ceci soit parce qu'il choisit lui-même l'interaction avec un PNJ proposant un dialogue facultatif (en-dehors, dans certains cas, d'un premier choix obligatoire avant de poursuivre l'échange ou non), soit parce que celle-ci découle logiquement d'une finalité cherchée par le joueur dans sa progression (la fin d'un chapitre).

 

 

L'écriture du jeu de "Matt Makes Games" passe certes par quelques petites astuces consultables dans le menu, qui rappellent notamment que les 175 (!) fraises à collectionner ne servent à rien d'autre qu'épater ses amis (sic) – il est vrai qu'une bonne moitié d'entre elles requerra autant de réflexion que d'adresse – mais aussi par ce lore peu développé mais largement suffisant entourant Madeline et son ascension impossible. Soucieux de ne jamais trop compliquer les choses, Matt Thorson a fait en sorte que le joueur souffre mais pas trop, avec un système de checkpoints à chaque tableau tout à fait pertinent, et en le rétribuant par une certaine progression dans un scénario d'apparence légère mais plein de leçons de vie. Plutôt que de se moquer des échecs à répétition du joueur ou de l'inviter explicitement (voire automatiquement, passé un certain quota de morts) à opter pour un mode facile, Celeste veut briser le quatrième mur en s'adressant à lui directement. Non seulement nous incite-t-il à ne jamais abandonner et à croire en nous, en nos rêves et nos capacités, mais il le fait à travers le prisme de sa protagoniste clairement sujette à des troubles de l'anxiété, et qui cherche en quelque sorte à dépasser ces derniers et vaincre les démons enfouis en elle au travers de cette escalade dont l'aboutissement final aura des évidentes allures de victoire sur elle-même. Accompagnée (mais quasiment jamais in-game en-dehors des phases de dialogue) de l'aussi sympathique que narcissique Theo, notre héroïne en apprend un peu plus à chaque étape de ce surprenant voyage sur ce qui la travaille et à lutter contre ses angoisses, et gravir le mont Celeste revêt en fin de compte davantage de la métaphore que de la performance physique. Certes, aussi bien dans son attitude que dans nos phalanges cramponnées sur le pad, l'épreuve ne sera pas que mentale, mais on en ressortira fatalement grandi(e), avec cet étonnant sentiment qu'un si petit jeu a su nous parler au plus profond de nous, et donner du corps à l'expérience surprenante qu'il propose.

 

 

 

 

En marge de cette étonnante capacité à raconter une histoire initialement gentillette et innocente se transformant en véritable introspection sur l'anxiété et le dépassement de soi, Celeste sait également se montrer efficace et surprenant sur beaucoup de points liés à sa construction et sa progression. Il ne serait aucunement abusif de taxer le jeu de Matt Thorson de "metroidvania" tant il en présente la structure sur de nombreux points, cependant jamais il ne s'encombre du moindre système de carte. L'explication derrière l'absence d'une telle fonctionnalité, c'est nous qui la trouverons par nous-même, en réalisant que jamais nous n'en aurons besoin. La progression demeure relativement linéaire et claire, et s'écarter du chemin évident conduit essentiellement à des tableaux en forme d'impasse (plus ou moins bien planqués) renfermant ces fameuses fraises bonus, voire des cœurs de cristal bien plus rares, et surtout, des cassettes audio débloquant les "faces B". Entièrement facultatives, ces dernières font office de "niveaux alternatifs" certes plus courts, mais beaucoup, beaucoup plus durs que ceux qu'il est requis de compléter pour finir le jeu, et dont la complétion intégrale permettra carrément d'accéder aux "faces C" (expression parfaitement dénuée de sens si l'on reste sur le principe des cassettes, soit dit en passant !), défi ultime réservé aux vrais hardcore gamers n'ayant pas froid aux yeux. Dans Celeste, l'exploration n'est pas qu'un prétexte, et si les fraises ne servent honnêtement aucun autre but que la satisfaction de l'ego, le reste rétribue merveilleusement un joueur qui n'a pas fini d'en baver (et l'aura cherché !). De toute façon, compléter ce qu'on appellera du coup la "face A" du titre constituera quoi qu'il arrive une jolie récompense, notamment parce qu'en se libérant en quelque sorte de ses peurs et désireuse de remplir son objectif, Madeline s'affranchira en quelque sorte d'un certain poids (je n'en dirai pas plus) rendant l'ultime ascension encore plus passionnante et particulièrement épique. De bout en bout, Celeste sera une leçon sur tous les plans, mais reste encore à le passer au révélateur de la direction artistique. Spoiler : ce n'est pas non plus ici qu'on redescendra tristement sur terre.

 

 

 

 

Rien que pour vos yeux (et vos oreilles)

 

 

Jusqu'à quel point est-il possible d'encenser Celeste ? Il serait tentant de stopper cette irrésistible ascension vers des sphères que très peu de jeux sont capables d'atteindre en le sanctionnant sur le parti pris du graphisme, que je persiste à trouver de base un peu trop minimaliste (et presque regrettable du fait de dessins style BD absolument charmants lors des cut-scenes et des dialogues). Cependant, même sur ce point, l'enchantement est venu, d'abord lentement en acceptant la crédibilité d'ensemble, donnant malgré tout un cachet indéniable et surtout cohérent à des environnements malgré tout travaillés et faciles à "interpréter". Non, d'un point de vue strictement visuel, la claque a fini par s'imposer d'elle-même, mais pas du tout comme je pouvais l'imaginer. Cela ne vous aura pas échappé en parcourant cet article : là où il aurait été légitime d’attendre des teintes froides voire glaciales au vu du sujet traité, Celeste surprend son monde dans la surabondance de couleurs carrément explosives qu’il propose par moments. À une époque où les AAA spectaculaires rivalisent de créativité pour promouvoir la beauté de la gamme HDR (ouais, je ne me suis toujours pas remis de la forêt de God of War), il est assez amusant de constater que le titre de Matt Thorson suit cette même logique à son échelle, très certainement sans le vouloir et en toute indépendance (et pour cause). Si cela n’est pas évident en premier lieu, Celeste fait en vérité la part belle à un véritable kaléidoscope de couleurs complètement inattendu qui transcende encore un peu plus sa dimension artistique hors du commun. Il en résulte une touche visuelle bluffante, rarement criarde ou inégale, qui certes donne l'impression de décors plus riches et vivants qu'ils ne le sont vraiment, mais fait sensation à un niveau où on ne l'attendait pas vraiment. Concrètement, si j'ai pu par le passé apprécier les coloris flashy très années 80 d'un Hotline Miami, ce n'est pas vraiment ce type de teinte que je pouvais imaginer rencontrer dans un jeu vidéo comme Celeste, dont j'aurais par ailleurs tout à fait pardonné une ambiance bien plus froide. Cependant, derrière ce changement chromatique aussi abrupt que les falaises qu'escalade Madeline se trouve là aussi sans doute une explication scénaristique, qui en fin de compte n'étonne plus personne tant les différentes composantes de cette création artistique hors du commun semblent coexister en parfaite harmonie.

 

 

 

 

Vous l'aurez compris, l'heure est venue de finir sur un point jusqu'ici passé totalement sous silence (un comble !) : la bande originale du jeu. Là non plus, je ne m'encombrerai pas de faux suspense et annoncerai le ton de suite en avançant sans détour que l'OST composée par Lena Raine est parfaitement divine, à la hauteur de l'épopée fantastique qu'elle accompagne. Elle aussi initialement glaciale et portée par des pianos transcrivant une certaine rigueur hivernale avec avec un talent froid, la bande son de Celeste va très vite se transcender à mesure que les étapes se franchissent… et que ses pistes progressent. Composée de nombreux morceaux, dont certains purement anthologiques déclinés parfois en plusieurs mouvements s'étendant largement au-delà des six minutes et ignorant presque tout du concept de la bonne vieille boucle, cette BO étonnante introduit bon nombre de synthétiseurs tantôt ambiants, parfois agressifs, traduisant avec une fidélité désarmante tous les états d'âme par lesquels peut passer Madeline. L'ultime stade de l'aventure s'offre par ailleurs un incroyable moment de bravoure résumant on ne peut mieux tout ce que l'on a pu traverser jusqu'ici, comme une parfaite synthèse d'une histoire hors du commun jusqu'à sa prestation artistique. De l'angoisse à la colère, du calme à l'extase, toutes les compositions suivant les environnements traversés par notre héroïne à la détermination sans faille vont rester dans les mémoires et rythmer avec un génie rare une épopée d'exception qui n'aurait pu marquer les esprits sans briller autant musicalement. Alors certes, quand vous collez des "Resurrections", "Checking In", "Scattered and Lost" ou "Quiet and Falling" (pour ne pas trop en révéler) dans les oreilles d'un fanatique des claviers et des thèmes ambiants comme moi, c'est sûr que la mayonnaise va prendre.

 

 

Reste que le choix de ces thèmes, versant parfois dans la chiptune brute de décoffrage tout en restant mélodieuse (ce qui n'est pas à la portée de tous les compositeurs dans ce style…), est on ne peut plus adapté aux décors, au rythme de l'expédition menée par Madeline, et aux thématiques que Celeste veut nous conter. Comme une évidence, c'est donc à une prestation musicale de très haute volée à laquelle on a affaire, et qu'un certain Trevor Alan Gomes a très récemment cherché à sublimer via ses magnifiques Celeste Piano Collections publiées le jour du premier anniversaire du titre (et qui, hasard du calendrier, est également la date à laquelle je rédige cette critique). Une preuve éclatante qu'après un an d'existence, le jeu de Matt Thorson a marqué les esprits, et ce n'est que justice : il n'y a quasiment rien à jeter dans Celeste, et il faudrait être d'une exigence parfaitement abusive pour ne pas reconnaître le joyau rare qui se planquait derrière cette histoire de montagne à gravir pas comme les autres. Certes, on pourra pinailler en digressant sur la façon moyennement convaincante de diviser les niveaux en sous-parties pour les parcourir de nouveau, sachant que chaque nouvelle exploration individuelle aura surtout pour but de visiter des passages précis afin d'en dégoter les trésors cachés, ou se plaindre d'une petite redondance à la longue, surtout lorsqu'arrive l'heure de s'attaquer aux fameuses faces B et C qui briseront un petit peu la magie de l'expérience de base. On ne doutera cependant pas que celles et ceux qui s'y attaqueront avec la ferme intention d'en venir à bout ne le feront que par amour de l'œuvre originale et fascination pour son gameplay si ingénieux tout en restant simple. De bout en bout, Celeste porte la marque des plus grands, jeu indépendant ou non, et il serait beaucoup trop bête de contourner cette montagne au charme unique et inoubliable.

 

 

 

 

En choisissant de développer un vrai jeu entier, mais toujours avec les moyens du bord et sans ambition autre que d'offrir un titre indé sympa et touchant, Matt Thorson n'avait sans doute pas en tête d'atteindre lui-même les sommets. Pourtant, en transformant un innocent jeu de plates-formes aussi hardcore que subtil dans son approche et son lien avec le joueur, il a fait de son dernier-né une création pas comme les autres. Parfaitement unique sur le plan artistique et mû par une écriture terriblement habile et pleine d'empathie, Celeste est tour à tour accessible, impitoyable, touchant, mais surtout étonnamment juste et capable de cristalliser bon nombre d'émotions humaines au travers d'un voyage atypique qui a marqué plus d'un joueur, et à raison. En évitant d'être bêtement cruel envers lui et en faisant le choix de lui parler sans pour autant trop lui prendre la main, Celeste est tout simplement un jeu vidéo intelligent, carrément malin même, doté d'un charme fou et sur lequel on aura envie de passer des heures. Ça tombe bien, non content de nous conduire au sommet, il nous propose des faces alternatives à explorer, parfaitement facultatives mais récompensant elles aussi une exploration retorse mais diaboliquement prenante et jamais superflue. Pas loin d'être irréprochable en dépit d'un style qui aurait pu verser dans le vu et revu et lasser très vite, son ingéniosité constante et son audace créative en font non seulement une nouvelle référence dans la sphère du platformer, mais tout simplement un très grand jeu vidéo qui aura marqué son année et peut fièrement se poser (au moins) en porte-étendard d'un jeu indépendant qui ne manque pourtant pas de références depuis une décennie. Oui, Celeste est un immense coup de cœur comme on en a peu par an, un vrai jeu "feel-good" qui plus est, et il était indispensable de lui livrer cette petite lettre d'amour amplement méritée.



J'ai adoré / aimé :

 

+ Terriblement simple d’accès et facile à jouer immédiatement

+ Immense variété de level design, d’une rare ingéniosité

+ Les checkpoints récurrents évitent un challenge ingérable

+ Il faut du skill, mais rarement dans des proportions ridicules

+ Apprentissage par l'échec équilibré et jamais injuste

+ Un mode assisté, au cas où, ça peut toujours servir

+ Exploration intéressante et bien récompensée

+ Rejouabilité absolument démoniaque

+ Une véritable ode à l'espoir et à la persévérance

+ La narration, discrète, est très intelligemment amenée

+ Peu de personnages, mais tous marquants et touchants

+ Bande originale délicieusement inspirée et marquante

+ Une direction artistique audacieuse et variée…

 


J'ai détesté / pas aimé :

 

– … mais un peu TROP minimaliste, surtout vu le style des cutscenes

– Un peu trop de ratés de direction lors des dashes en diagonale

– La découpe des niveaux est un peu rude pour partir en quête de collectibles

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