Si définir The Legend of Zelda: Breath of the Wild comme un chef-d'œuvre et une révolution dans l'histoire du jeu vidéo d'aventure a désormais tout du constat évident (et sans doute objectif), louer la qualité de sa bande son constitue une opinion beaucoup moins populaire. Dans ma propre critique encensant très largement "BotW", et que j'avais pris le temps de rédiger pour ne pas livrer de ressenti hâtif sans en avoir cerné toutes les subtilités, j'avais alors apprécié une bande originale "osée dans le concept, avec quelques reprises inspirées de thèmes connus", tout en regrettant que "ça manque quand même un peu de musiques, surtout de thèmes épiques" (sic). Cependant, j'avais par la suite appris à davantage apprécier cette "OST" effectivement audacieuse et plus complexe à appréhender, avant de finalement la trouver parfaitement géniale à force de m'y intéresser en profondeur comme j'aime tant le faire. Désireux de réhabiliter en quelque sorte la BO de Breath of the Wild, il m'est régulièrement arrivé d'envisager un addenda exceptionnel à mon article avant que le destin ne m'offre une bien meilleure opportunité. En effet, si je cherche en général à accorder un paragraphe quasi entier à la musique d'un jeu tant j'estime que cela présente une importance capitale dans l'évaluation que l'on peut en faire, ce n'est qu'en tant que mélomane amateur dépourvu de toute connaissance musicale "technique" que je me le permets. Aussi, bien que capable à mes yeux de déceler l'intérêt de faire jouer à la musique d'un jeu vidéo un rôle narratif bien précis, particulièrement fort dans ce titre, j'ai choisi de rendre hommage à la bande originale majestueuse et inspirée du dernier Zelda dans les proportions dans lesquelles elle le méritait, et me suis donc permis une collaboration parfaitement unique dans l'histoire de ce site. L'heure est venue de céder la parole à la plume la plus adaptée pour ce projet commun que je suis extrêmement heureux de concrétiser : Fanny Rebillard alias Cactuceratops, éminente spécialiste de la thématique "musique dans le jeu vidéo", et que je remercie immensément pour l'analyse très détaillée et passionnante qui va suivre.
À propos de cet article :
Passionnée de musique et de jeux vidéo (Pokémon, The Legend of Zelda, Final Fantasy…), Fanny Rebillard est musicologue et archiviste numérique spécialisée dans le jeu vidéo. À l'occasion de son master en archivage numérique, elle a rédigé un mémoire sur le thème des enjeux de l'archivage du son dans les jeux vidéo. Elle tient des conférences sur la conservation/musique de jeu (Bibliothèque nationale de France en décembre 2018, ainsi qu'à venir : 106 de Rouen en février et Game Lab de Liège en mars). Durant environ un an et demi, elle a œuvré pour le compte de la chronique VGM pour jeuxvideo.com sous le pseudo de Ptit-Cactus ; jamais à court d'idées pour contribuer sur ces deux thématiques étroitement liées, elle écrit également régulièrement pour le site Musica Ludi et travaille actuellement sur deux projets de livres. J'ai eu l'occasion de faire la connaissance de Fanny durant mes premières semaines au sein de jeuxvideo.com au printemps 2015 et de nouer de solides liens autour de nos passions communes. Tout au long de l'année 2018, suite à la sortie de la bande originale officielle de The Legend of Zelda: Breath of the Wild et au fil de nos discussions sur cet épisode, ses contenus additionnels et surtout, sa fameuse atmosphère musicale si controversée, le projet commun d'un article dédié à cette bande son devint rapidement une évidence. C'est tout naturellement que m'est venue l'idée de la laisser s'exprimer sur le sujet en ces lieux, sous forme d'un complément à ma critique originelle dans un premier temps, puis d'un article commun signé de nos deux noms… et enfin, c'est encore plus logiquement que nous en sommes arrivés à cette situation totalement nouvelle sur ce site ; veuillez par ailleurs noter que cet article "spoilera" des éléments clés de l'intrigue puisque sa musique en sera analysée en détail. À jeu exceptionnel, traitement exceptionnel…
La musique de The Legend of Zelda: Breath of the Wild est à l'image du jeu qu'elle illustre : déroutante au premier abord, on finit par y trouver quelques points de repère qui s'ancrent de plus en plus dans notre esprit. Pourtant, si le sentiment de dépaysement peut se justifier par une approche très différente de la musique dans le jeu, s'éloigne-t-on tant que cela de ce à quoi la série nous a habitué(e)s ?
S'il y a une grande nouveauté à souligner, c'est évidemment la mise en avant du piano comme fil rouge, ainsi qu'un certain nombre de pistes interprétées par de vrais instrumentistes. Cela va, bien entendu, changer la façon dont les orchestrations sont réalisées, particulièrement au niveau des musiques d'ambiance : loin d'illustrer en fanfare notre voyage dans les zones ouvertes du jeu, comme on en avait souvent l'habitude, elles laissent de côté les grands thèmes de la série (mais ne soyons pas tristes, l'overworld n'est jamais loin...), pour se faire discrètes et énigmatiques, organisées par "touches" de couleurs. Cette façon de voir le monde sonore, loin d'être hasardeuse ou paresseuse, va au contraire très bien coller à la nouvelle approche de l'environnement et du gameplay proposée dans Breath of the Wild. Ces quelques notes éparses, fragments mélodiques résonnant dans l'immensité d'Hyrule, vont parfois se jouer de nous : instinctivement, on tend l'oreille, on voudrait reconnaître quelque chose de familier. Parfois c'est le cas : ici un Chant du Temps ou un thème de maison très "étirés", là une reprise évidente du thème d'Epona. On cherche à comprendre ce que ces micro-indications nous disent, on sursaute en regardant autour de nous, alors qu'elles ne sont, souvent, que des illustrations très neutres de l'environnement dans lequel on se trouve. Mais quoi de plus normal, au fond, que de ne pas avoir de chemin tout tracé dans un monde ouvert, y compris sur le plan musical ? Avec le temps, on finit par s'y habituer et aller où l'on veut, sans plus trop leur prêter attention. C'est peut-être là le seul point un peu triste de ces moments : s'ils fonctionnent très bien, ils ne vont en fin de compte pas nous marquer outre mesure. Un choix qui contraste avec les thèmes forts de la série... quoique, les premiers thèmes d'ambiance "discrets" et mettant en valeur une idée générale existent depuis les premiers donjons d'Ocarina of Time.
D'autres choses méritent d'être soulevées cependant, qui vont pencher du côté des bonnes vieilles habitudes musicales de la série. Car ces dernières ne sont pas laissées de côté, mais vont être gardées pour les moments scénarisés du jeu. Nous ne nous attarderons pas sur les multiples thèmes historiques qui sont repris un peu partout : l'habituel jeu de piste a ici été poussé à son paroxysme avec brio, et il y a de si nombreuses références, toutes si bien cachées et arrangées, qu'elles ont déjà été en grande partie recensées sur Video Games Music Database. Non, nous allons plutôt nous intéresser aux nouveaux thèmes qui sont développés ici, à travers les histoires des quatre prodiges. L'occasion de montrer la construction particulièrement riche de cet épisode, qui sait définitivement nous mener quelque part quand il le veut. Profitons aussi de cette opportunité de saluer le travail d'un nouveau compositeur de l'écurie Nintendo : Yasuaki Iwata, que l'on avait jusque là énigmatiquement croisé sur Super Mario 3D World et Mario Kart 8. Aux côtés des plus connus Manaka Kataoka (Animal Crossing, The Legend of Zelda: Spirit Tracks...) et Hajime Wakai, ayant œuvré du côté des Zelda 3D (The Wind Waker, Skyward Sword…), il a composé et arrangé la majeure partie de la bande originale (avec des interventions ponctuelles de Takuro Yasuda, Riyu Tamura et Soshi Abe), et s'est notamment chargé de façon remarquable d’illustrer les quatre peuples d'Hyrule, les prodiges, et les "donjons". Pour mieux comprendre son travail, nous allons procéder à une rapide analyse des thèmes qu’il a composés et de leur organisation dans l’intrigue. Ainsi, nous avons attribué à chaque peuple une carte détaillée de ses thèmes, numérotés dans le texte, les moins évidents étant minutés (d’après les pistes de l’OST officielle) afin que celles et ceux qui ne lisent pas la musique puissent écouter les passages les plus importants.
Les Gerudos
Prenons le cheminement le plus répandu du jeu à l’envers et commençons par les Gerudos, car il s'agit, musicalement, du plus simple et du plus évident exemple de thème récurrent qui va servir de fil conducteur sur tout un chapitre de l'aventure. Toute l'histoire du désert s'articule autour de deux pivots mélodiques : Urbosa, dont le thème est exposé à chaque cinématique la représentant [3/7] et la cité Gerudo [1]. Héritage oblige – on verra le même procédé s'appliquer pour les autres prodiges – la descendante spirituelle de l'ancienne reine Gerudo, Riju [2], est illustrée par le même thème. Lorsqu'on s'aventure avec Riju au poste d’observation [4], ou à l'assaut de Vah'Naboris [5], c'est à chaque fois le motif d’Urbosa qui sera cité. Cependant, la musique qui évolue au fil de l'avancée du joueur dans la bête divine [6] reprend, de façon de plus en plus affirmée et développée, des fragments de la musique de la ville, et non pas de Riju ou Urbosa. Après tout, on sauve aussi le peuple Gerudo, puisque la bête menace directement son mode de vie : il ne s'agit pas que d'un(e) sage à secourir dans un donjon immobile. On peut relever ici une sorte de mutation par rapport aux thèmes forts qu'il y avait jusqu'à présent : les personnages vont être bien plus intégrés à l'environnement que d'ordinaire, et leur participation à la narration va nous aider à approcher le donjon vivant aux mécaniques surprenantes. L'identité des Gerudos n'est bien sûr pas dépeinte que par des mélodies. Elle répond à un instrumentarium très précis : en plus du piano et de la flûte assez caractéristiques du jeu, on entend ici beaucoup de sonorités qui semblent empruntées au Maghreb et au Moyen-Orient. Cependant, ces timbres viennent en fait du dulcimer, instrument européen très proche du kanoun (sorte de cithare). On peut également mentionner le son feutré et un peu grinçant du erhu chinois, qui semble ici imiter le rabâb (ou vielle persane). Le erhu va d’ailleurs, avec quelques percussions, constituer la variante du combat contre le boss de fin de donjon – profitons-en pour préciser que toutes les créatures divines ont le même thème de boss, l’orchestration seule changeant selon le peuple que l’on sauve.
Les Piafs
Les choses sont similaires, mais s'affinent et se compliquent un peu lorsqu'on arrive chez les Piafs. Ici aussi, deux grands instants musicaux sont à mémoriser : le thème partagé par Revali [2] et Teba [4], ainsi que celui du village Rito [1]. Cependant, pour bien comprendre le lien qui nous suit durant ce chapitre de l’aventure, il ne faut pas prêter attention qu'aux mélodies. Il faut tendre l’oreille vers quelques éléments d'orchestration, et particulièrement un petit motif très répétitif joué aux cordes, qu’on distingue bien à la fin de l'introduction du village Rito, juste avant la reprise du thème de "Dragon Roost Island". Le superbe arrangement de la musique des Piafs dans The Wind Waker ne va hélas pas trop nous intéresser ici, car seule l'introduction du village réapparaît ensuite : son premier motif (au hautbois) est par exemple mélangé avec celui de Revali dans la zone d'exercice au vol [3] ou lors de l'assaut de Vah'Medoh [6]. Cependant, le second motif, joué aux cordes, qui serait qualifié de longue trille s'il n'était pas aussi lent, et finit toujours par "s'envoler" (à l'image des Piafs) et se reposer, va être encore plus présent. Il va en effet rythmer la deuxième partie de la musique du mini-jeu d'exercice au vol [5], puis, plus discrètement, la fin du véritable assaut dans les airs. On le retrouve également à la fin du dialogue avec Teba [7], avant l'entrée dans le donjon. Mais c'est dans Vah'Medoh [8] qu'il va réellement se déployer, puisqu'il constitue en fait le point d'ancrage mélodique de la bête divine. Une fois la paix revenue, il sera de nouveau entendu dans la scène de retrouvailles avec Revali [9], réuni avec le thème de ce dernier et l'autre partie de l'introduction du village. Une fois de plus, la bête reste plus intimement liée au village Rito qu’au prodige par l’élément inexorablement répété aux cordes, mais après tout, le village des Piafs en sécurité est aussi, en quelque sorte, son héritage. Sur le plan instrumental, les Piafs vont être, étrangement, plus difficiles à cerner que les Gerudos : s'il y a beaucoup d'instruments à cordes et à vent (tant des flûtes que des cors), le village Rito favorise plutôt la mandoline. Pourtant, c'est l'accordéon qui va être mis en valeur lors du combat de boss, instrument que l'on associe assez facilement au saltimbanque Asarim, Piaf le plus reconnaissable du jeu !
Les Gorons
Les Gorons ont toujours été abordés de façon très simple dans les précédents épisodes. Mais ici, Yasuaki Iwata a décidé de nous prendre à revers et de laisser planer certains doutes. Nous allons voir que tout laisse pourtant deviner une construction très réfléchie de la narration. L'approche de ce peuple emblématique de la série se fait en effet à travers plusieurs étapes : tout d'abord, un thème d'ambiance "brûlante" [1] reprenant celui de la Montagne de la Mort du tout premier The Legend of Zelda (*) mais dont il n'y a rien d'autre à retenir (pour le moment ?). Le vrai thème des zones de lave [3] présente quant à lui une mélodie unique, dans laquelle il faudra retenir un détail tout simple mais très reconnaissable : une série de trois notes rythmiquement en décalage avec le reste, répétées par un lamellophone (famille d’instruments constitués de lames métalliques, tels que le xylophone) assourdi, probablement proche du sarang ou du degung dans le gamelan (**). Ce motif peut sembler anecdotique, car il est assez secondaire dans l'orchestration, où il tombe presque comme un cheveu sur la soupe ; pourtant, il s'agit du véritable fil conducteur qui nous accompagne sur toute la région, sauf dans la musique chantée par les Gorons de la mine au sud [2], reprise en écho dans le thème de la mine du nord abandonnée [5]. On retrouve le petit fragment régulièrement martelé, toujours à l'arrière-plan, dans le thème du village Goron [4], ainsi qu'au début de notre première rencontre avec Yunobo [6], descendant pas très spirituel de Daruk [7]. Cet élément sera même bien plus affirmé que celui qui est vraiment assimilé au personnage, particulièrement peu héroïque (et donc éloigné du prodige), et qui sera traité, pizzicato, sur la pointe des pieds. Le thème de Yunobo/Daruk, aura bien sûr, tout de même son importance. Son motif d'introduction est, mélodiquement, assez proche des premières notes de la mélodie de la Montagne de la Mort dont nous parlions au tout début : bien que certains intervalles et les rythmes changent, sa forme globale est respectée.
(*) Il s'agit de la mélodie en boucle du neuvième et dernier palais de Ganon, dans la Montagne de la Mort. – NdA
(**) Selon Wikipedia, le gamelan est un "orchestre traditionnel indonésien, comprenant xylophones, gongs, tambours" ou un "ensemble instrumental traditionnel caractéristique des musiques javanaise et sundanaise". Un sceptre y faisant référence est d'ailleurs dissimulé quelque part dans la saga ; saurez-vous le trouver ? – NdA
Le thème de Daruk va aussi être décliné, comme pour le cas des Gerudos, lors du thème d'assaut de Vah'Rudania [8], bien qu'il soit particulièrement bien masqué par le côté feutré du gameplay. Il faut cependant relever une anomalie dans ce morceau : la fameuse série de trois notes entendue depuis l’ascension de la montagne est bien présente, mais elle a changé. Jouée avec le même instrument, elle suit la même rythmique et le même décalage, mais les intervalles qui la composent changent en fin de phrase, comme l'illustration d'une situation plus périlleuse. Le dernier échange avec Yunobo [9] reprend, de façon assez classique, le début du thème de Daruk, ainsi que le fameux petit motif, toujours dans sa forme "variation". Mais à partir de l’entrée dans le donjon [10], les choses prennent un tournant un peu différent des deux cas précédents. En effet, il est très difficile, en dehors des percussions très fournies, de reconnaître quoi que ce soit qui s'apparente au village des Gorons, ou à Daruk et Yunobo, dans l’orchestration plus tropicale qu’aride de Vah'Rudania. Un seul instrument persiste : celui qui jouait jusqu'à présent notre fragment de trois notes. Il reprend cependant toujours la version modifiée née lors de l'ascension de la créature divine, amenant d’autres différences : il n'y a plus trois, mais quatre notes différentes, un des intervalles est bien plus grand que d'ordinaire… bref, il est en réalité difficile de le relier avec certitude à l’original. Un seul autre "indice" peut se trouver dans la musique introductive de la bête sacrée : le thème répété ressemble ici à une version déformée, dont il ne reste que le mouvement, de celui de Daruk, ce qui serait alors une première occurrence d’un thème de prodige dans un donjon. Pourquoi ces références sont-elles si vagues, rendues presque impossibles à confirmer, alors qu’elles étaient si claires dans les donjons précédents ? Difficile de répondre à cette question...
Les Zoras
Terminons par le cas Zora, lui aussi particulièrement intéressant et différent. En effet, tout comme le thème du village des Piafs, on assiste à une reprise pour le thème du domaine Zora – en l'occurrence celle du thème original de Koji Kondo qui a systématiquement été utilisé depuis Ocarina of Time. Contrairement aux trois autres espèces, il est ici difficile d'identifier des instruments typiques : on entend certes beaucoup de piano, quelques vents, mais pas grand-chose de plus. Pourtant, un soin très particulier a été apporté non seulement au traitement musical de la prodige Mipha [3/7], mais aussi à celui de son frère, Sidon [1/2]. Il faut ici préciser que dans leur version originale, les noms de ces personnages sont Mifa et Sido, fait particulièrement important. En effet, vous aurez remarqué qu'en version française, les Zoras sont tous nommés sur la base de jeux de mots en rapport avec la musique – par exemple Gama, Kodah, Dorefah, Mébol, Octavieh… Pour "gamme", "coda", "do-ré-fa", "bémol" et "octave". Quant à Mipha et Sidon, leurs prénoms correspondent tout simplement aux deux premières notes du thème qui les représente (car oui, les Japonais utilisent aujourd’hui les même noms de notes que nous !). Un thème au singulier, car il s'agit en fait strictement de la même mélodie, transposée et arrangée différemment, avec en prime quelques notes d'introduction qui diffèrent d'un cas à l'autre. Ce frère et cette sœur sont donc très proches, musicalement et affectivement. Ce lien va se manifester lors de l'attaque de Vah'Ruta [4], qui va décliner leur thème au hautbois et au cor sur un ton vaillant (et qui rappellerait presque la "Révolutionnaire" de Chopin). Étrangement, si c'est avec Sidon que l'on collabore sur cette séquence, la musique est ici jouée dans le ton de… Mipha. Sans surprise, lors du dialogue avec le prince précédant l'entrée dans Vah'Ruta [5], le thème est joué dans son ton.
Qu'en est-il alors de la musique du donjon [6] ? Étrangement, on ne retrouve rien qui rappelle le village Zora, pas plus que la fameuse mélodie Mipha/Sidon. Un seul indice, très maigre, persiste pourtant : dès la deuxième phase du donjon, les notes "mi-fa-mi-fa-mi-fa" sont régulièrement martelées, de plus en plus souvent et de plus en plus rapidement à toutes les mains du piano, lesquelles sont malheureusement trop brouillées pour qu’on puisse en être vraiment certain(e). Un rappel du personnage qui attend sa libération ? En dépit de liens musicaux affirmés et bien développés au niveau du rapport entre les personnages, la construction musicale des Zoras reste finalement la plus difficile à analyser. Vah'Ruta est la seule créature divine qui, même instrumentalement, ne se rapproche pas vraiment du peuple qui la vénère. Un vrai mystère donc : une reprise du thème historique du village Zora ne fonctionnait-elle pas ? A moins que celle-ci soit si bien cachée que nous ne l'avons pas encore trouvée. Nous resterons donc, à titre personnel, sur cette impression d’appel de Mipha, car il s’agit peut-être d'un choix de mettre en valeur le thème du personnage qui semblait le plus proche de Link. Les très courts fragments sur lesquels se base une partie de notre analyse peuvent laisser planer un doute : pourquoi se concentrer sur de si petites choses, alors que nous avons des thèmes bien plus longs et développés dans l'ensemble des morceaux mentionnés ?
La culpabilité et la mémoire des héros
Là où on s'était habitué(e) à des mélodies marquantes, Yasuaki Iwata va pourtant faire le choix de très courts motifs pour renforcer l'identité des quatre peuples et des prodiges comme autant d’idées fixes, et pour cause, ils sont bien plus simples à réutiliser. Il nous le confirme d'ailleurs au cours d’une quête annexe : la construction d'Euzero. Dans cette mission particulièrement longue, nous devons aider Grosaillieh à faire vivre son village, à grands coups d'allers-retours aux quatre coins d'Hyrule et de déforestation massive, pour s'assurer qu'un représentant de chaque peuple soit présent une fois le chantier terminé. Au début, le village est désert, on n'entend guère que la mélodie de son fondateur, jouée au piano dès qu'un personnage se met en route vers le nouvel eldorado. Mais à chaque nouvelle visite, le morceau va s'enrichir et se développer, tout comme Euzero. Chaque personnage y apporte sa touche personnelle : Shantieh (le Goron) ajoute une suite originale à la mélodie, jouée au trombone, mais aussi (tiens tiens !), un motif de trois notes martelé régulièrement au sarang. Kornuieh (la Gerudo) apporte avec elle une partie du thème de sa ville fortifiée, jouée au kanoun. Quant à Pervieh (le Piaf), il va amener l'introduction du village et quelques fioritures aux cordes, mais la mélodie héritée de Wind Waker va également venir jouer le rôle de contrechant à la mélodie déjà bien construite. Un seul mystère persiste, pourtant : l'arrivée de Klavieh (le Zora) n'est suivie d'aucun ajout caractéristique du peuple de l'eau. Un choix qui peut être purement esthétique, mais qui suit néanmoins les difficultés que nous avons rencontrées pour identifier un motif reconnaissable jusque dans le ventre de Vah'Ruta.
Il y aurait tant à dire encore sur la bande originale de The Legend of Zelda: Breath of the Wild. Nous allons tout de même vous parler du grand thème de cet épisode : le long et magnifique motif en trois parties composé par Manaka Kataoka. De façon assez étonnante, il ne porte pas d’autre nom que celui de "Main Theme", et va être disséminé dans tant de situations qu’il sera difficile de comprendre son rôle : s’agit-il d’un thème représentant la mémoire de Link, puisqu’il est lié à chaque souvenir ? Ou bien encore d’un symbole des technologies Sheikah, car il est présent à chaque cinématique les évoquant, et accompagnant l’activation des tours ? On le trouve également présenté, en tant que musique diégétique (que les personnages du jeu peuvent entendre), comme un chant traditionnel hérité des temps anciens, lorsque Asarim nous donne des indices sur les sanctuaires cachés. Il va jouer un rôle d’autant plus intéressant à la toute fin du scénario, mais avant cela, nous vous proposons de faire un petit détour par le château d’Hyrule afin de tirer de nouveaux traits nécessaires à la compréhension de la musique. Le thème du château, aussi arrangé par Manaka Kataoka, est en effet assez différent de celui d’habitude. En effet, il est fréquent que le symbole de la famille royale d’Hyrule habité par le boss final reprenne son thème historique d'A Link to the Past, parasité par celui de Ganon. Les choses se déroulent différemment ici : après un thème original aux cuivres, dont l’introduction rappelle fortement le Temple du Sud de Link’s Awakening, et quelques relents de Ganon aux cordes, ce n’est pas le thème du château ou du roi d’Hyrule qui suit, mais celui de l'overworld, aussi connu comme celui du Héros (donc de Link) depuis The Wind Waker et Twilight Princess. Cette orchestration particulièrement épique laisse place, lorsqu’on est à l’intérieur du château, au thème de Zelda, joué plus doucement à l’orgue. On peut voir cela comme un signe de la récupération imminente d’Hyrule par les deux héros, dont le plan arrive à son aboutissement : Zelda tient Ganon de l’intérieur, tandis que Link mène l’assaut de l’extérieur.
Les deux premières parties du combat contre Ganon vont, dans un certain classicisme, reprendre son thème bien connu, mélangé cependant à celui des quatre monstres qui parasitaient les créatures divines. La vraie surprise arrive cependant lors du combat final : le thème de Ganon est à peine esquissé en fin de phrase dans les premières phases du combat. Plus d’Overworld non plus, ni de berceuse de Zelda, après une introduction ou le thème de cette dernière se mêle clairement au dernier motif du "Main Theme" lorsqu’elle confie l’arc de lumière à Link. Finalement, c’est bien le "Main Theme" qui est mis à l’honneur, dans une reprise flamboyante accompagnée par un piano fou, et dont les trois parties seront pour la première fois déroulées les unes à la suite des autres. Ici, il est possible de proposer une autre interprétation de ce thème ; tout au long du jeu, et particulièrement dans les séquences cinématiques, il est en fin de compte associé à la quête de Zelda, et surtout à ses efforts infructueux pour assumer le rôle dont elle a hérité. Dès que la princesse est mise face à ses échecs et à la fatalité de l’avenir qui arrive à grands pas, dont Link fait partie, nous entendons la première ou la deuxième partie du "Main Theme". La dernière phase, conclusive, n’est pourtant jamais jouée à l’exception de la scène précédant l'ultime bataille, et du moment suspendu dans le temps où le dernier fragment de la mélodie est martelé, restant en suspens, attendant que le joueur assène son dernier coup avec l’arc de lumière. Avec ce coup fatal, la quête de Zelda, entrelacée avec sa passion de la recherche, la voix de l’épée de légende et sa collaboration avec Link et les autres prodiges, atteint enfin son but.
L'Ode aux Prodiges
Plusieurs nouvelles musiques ont été écrites à l’occasion du DLC l’Ode aux Prodiges, qui viennent compléter cette analyse. Il est intéressant de voir qu’au-delà de la nouvelle chanson de Yasuaki Iwata, que l’on aide Asarim à compléter et qui accompagne notre quête en étant aussi entendue de façon non diégétique (autour des sanctuaires), nous retrouvons également tous les fragments mélodiques que nous avons énumérés plus haut, repris dans les cinématiques et par le musicien piaf. C’est finalement tout à fait logique, puisque cette quête nous permet d’approfondir les liens existants entre Link, Zelda, et les quatre prodiges : Mipha et Sidon sont représentés par le même thème, un lien pouvant être fait entre l’orchestration de l’attaque de Vah'Ruta et le souvenir du petit frère de Mipha apprenant à nager sur le dos de sa sœur. L’histoire de Revali suit également les deux axes que nous lui avions trouvés : l’introduction du village des Piafs, toujours près de lui, ainsi que le thème qui lui est propre. La reprise du thème de Daruk, déclinée de plusieurs façons, permet d’en découvrir un peu plus sur sa personnalité explosive… et comique. Enfin, Urbosa montre également plusieurs de ses facettes : la reine du peuple Gerudo, la guerrière foudroyante, mais aussi l’amie de l’ancienne reine d’Hyrule, attendrie par la jeune fille qu’elle a vu grandir. Le thème de Zelda est lui aussi développé : il s’agit décidément du premier épisode où sa personnalité est approfondie à ce point, et donc son "hymne" décliné en de si nombreuses situations. Enfin, le thème du dernier donjon, et celui du combat contre Miz'Kyosia, apportent des développements particulièrement épiques aux musiques des sanctuaires et des batailles qui s’y déroulent, et qui semblaient, à côté, presque incomplètes dans le reste du jeu. On appréciera cet effort pour intégrer le contenu du DLC à la narration musicale générale de l’œuvre, et qui donne le sentiment d’en découvrir beaucoup plus à travers ces quelques donjons et scènes cinématiques. Un effort qui explique également que Nintendo ait attendu la sortie des contenus additionnels pour éditer la bande originale, laquelle bénéficie par ailleurs de quelques extensions et transitions de thèmes (entre le jour et la nuit), spécialement composées pour l’occasion.
Terminons sur quelques petites recommandations plus subjectives. Il n’est pas nécessaire de faire une analyse approfondie de la musique de Breath of the Wild pour en apprécier quelques morceaux. Aussi, en guise de dessert, voici une simple sélection de nos pièces favorites, à écouter sans prise de tête ni modération. Nous nous sommes respectivement limités à cinq compositions nous ayant beaucoup marqués individuellement, mais nous aurions pu proposer un top 10 (voire bien davantage) sans aucune difficulté…
Musicalement, The Legend of Zelda: Breath of the Wild est bel et bien un épisode surprenant. Ceci aussi bien dans ses choix instrumentaux, ses très bons arrangements (la reprise du village Kokiri d'Ocarina of Time par Hajime Wakai, cachée dans "The Great Deku Tree" à 1'47, est un régal de délicatesse), que cette prise de position qui va totalement séparer les moments narratifs de l’exploration. On saura apprécier un accompagnement sonore qui s’éloigne totalement des poncifs de la série, sans pour autant s’interdire le luxe de développements orchestraux et d’extravagances mélodiques en total décalage avec le ton général de l’épisode. Et si nous n'avons pas abordé les thèmes de boss, où les compositeurs se montrent particulièrement inspirés et sortent aussi souvent des sentiers battus, c’est bien par envie de ne pas vous perdre dans encore plus d’informations, davantage que par faute d'espace alloué à une telle étude. Sans en avoir l'air, la musique de Breath of the Wild a effectivement tout d’une grande œuvre, dont l’analyse complète serait trois fois plus longue que l’actuelle. Si le scénario du jeu a pu être critiqué pour sa structure et sa fin qui ont laissé certains joueurs un peu tièdes, et ce même si de nombreux éléments narratifs ont été traités de façon assez intéressante, nous faisons donc face à une très grande maîtrise musicale dans les méandres de laquelle on aime se perdre. Les histoires dépeintes par la musique ne peuvent que nous faire regretter de ne pas passer plus de temps avec tous ces souvenirs, et de ne pas mieux connaître le personnages et leurs histoires. A l’image de l’immensité du jeu, il est probable que l'on trouvera toujours quelque chose à soulever sur le travail colossal des compositeurs, qui ont su se faire discrets aux moments opportuns, pour nous frapper de leur grâce aux instants les plus marquants de cette longue aventure.
Cactuceratops