Cela fait bientôt deux ans que ce site existe, qu'il est fièrement décoré d'une magnifique bannière signée du talentueux Orioto, et que j'y signe tous mes articles couplés à un "avatar" inamovible sur tous les espaces en ligne que je peux fréquenter depuis environ le double de temps. Pourtant, jamais il ne m'est venu à l'esprit d'écrire sur le seul jeu illustrant de fait chacun de mes articles en ses deux extrémités, alors qu'il doit désormais sembler évident pour beaucoup que cette œuvre possède une place très à part dans mon cœur pour constituer en quelque sorte mon immuable identité visuelle depuis plusieurs années. Je ne m'en suis pourtant jamais caché : j'aime à rappeler que The Legend of Zelda: Link's Awakening est mon jeu vidéo préféré de tous les temps – d'où ce choix d'illustration – mais ne me suis pas justifié à ce sujet depuis une brève critique improvisée il y a sept ans déjà, terriblement en-deçà de la ligne éditoriale que je m'impose au point de ne jamais l'avoir repêchée (ou déterrée ?) pour la remettre au goût du jour ici. Je repars donc encore davantage de zéro que pour ma précédente "vision définitive" de The Last of Us, autre titre qui exigeait que je m'attarde dessus avec un nouveau recul et le fasse profiter d'une expérience rédactionnelle plus importante. L'heure est donc venue de vous expliquer pourquoi un titre vieux d'un quart de siècle, publié sur une console portable à l'écran quasi illisible et dotée de deux boutons d'action, intégralement en noir et blanc, est encore à ce jour le jeu vidéo m'ayant le plus marqué, ému, et demeure l'intouchable élu de mon cœur de joueur.
Note sur les conditions de jeu :
SI j'ai attendu longtemps, bien trop longtemps, avant de m'aventurer en Cocolint, jusqu'à ce une étrange vieille chouette croisée dans le quotidien de ma réalité me somme régulièrement de combler cette lacune intolérable, c'est bel et bien la version originale de Link's Awakening que j'ai découverte en premier. Régulièrement rappelé à l'ordre aussi bien en vue de me cultiver que de le faire convenablement – à savoir en évitant sa réédition colorisée comme la peste – j'ai donc expérimenté ce titre au printemps 2011 sur une cartouche Game Boy française de 1993, en version non censurée donc, sur ma Game Boy Advance SP "Brighter" récemment acquise, et en réglant délibérément le choix du coloris sur le monochrome d'époque, par souci d'authenticité. La version "DX" est venue compléter cette découverte dans la foulée, et sera également évoquée dans ces lignes, en grande partie pour détailler son inexcusable traîtrise de l'œuvre de base. Sachez enfin que l'intégralité des visuels et captures d'écran de cet article a été réalisée par mes soins, mais aussi que l'île Cocolint existe bel et bien – et que ces deux informations sont aussi vraies l'une que l'autre.
La perle au milieu de l'océan
Dans la nuit du 14 au 15 avril 1912, le Titanic sombre au large de Terre-Neuve vers deux heures du matin. 85 ans plus tard, dans la vision romancée par James Cameron de cette tragédie légendaire, un jeune couple aussi mythique que maudit croit échapper ensemble à son funeste destin : un jeune homme blond aux mèches rebelles s'accroche désespérément à une planche flottant au milieu de l'océan, où a trouvé refuge une jeune femme rousse qui tente tout ce qui est en son pouvoir pour l'aider. Le sommeil éternel dans lequel s'endort celui qui espérait survivre au naufrage fait plus ou moins office de conclusion d'une histoire bouleversante, là où en 1993, un blondinet similaire s'était lui réveillé au milieu des eaux, là encore accroché à sa planche après un naufrage aux proportions très différentes, et voit le visage angélique de sa belle éclairer les cieux entre deux nuages. Dans le logiciel de divertissement programmé par Kazuaki Morita et Takashi Tezuka, son naufrage nous est conté dès l'introduction, à travers ce que même ses plus gros fanatiques n'oseraient taxer de "cinématique", et une rouquine intriguée le recueille sur une plage, inanimé. Jack rêve-t-il du paradis qu'il mérite et où se matérialisera celle qui l'aime, sous une forme plus légère voire irréelle ? Ai-je réellement osé ouvrir une critique de The Legend of Zelda: Link's Awakening sur un parallèle délirant avec un long-métrage onze fois oscarisé, d'autant plus illogique que leur ordre chronologique de parution ne permet pas de les lier dans le bon ordre ? L'amoureux transi de ces deux œuvres que je suis tenait à livrer ce petit clin d'œil m'ayant toujours fasciné quelque part. Et pour cause : j'ai décidé d'affirmer, d'entrée de jeu et sans faire de détours, que l'étrange histoire contée par Yoshiaki Koizumi et Kensuke Tanabe, pourtant sans trop de prétention, s'avère d'une beauté et d'un romantisme touchants, de son tout premier "plan" jusqu'à la dernière note de son émouvant générique de fin. Vous savez, cette variante de la Ballade du Poisson-Rêve, d'une telle qualité de composition que sa réorchestration symphonique rivalise aisément avec "The Heart of the Ocean". Oui, j'en suis arrivé à un tel point, et pourtant, ça a mis le temps. Puisque je vous perds quelque peu au niveau des repères temporels par ailleurs, faisons un petit retour en arrière, car chaque jeu unique dans la vie d'un gamer a son histoire, son contexte, ses anecdotes. Link's Awakening ne faillit pas à la tradition, et il est l'heure de vous conter plus en profondeur le rapport une nouvelle fois pas très commun que j'entretiens avec cette petite cartouche.
Au milieu des années 1990, soit plus ou moins à l'époque où ce premier Zelda portable vit le jour, je venais d'achever à huit ou neuf ans ma découverte des deux premiers jeux de la série sur NES mais négligeais bizarrement, sans véritable explication rationnelle, leur suite acclamée sur Super Nintendo. Je n'allais faire connaissance avec elle, via ma toute première acquisition du titre, qu'en mai 2002… au moment où la Game Cube faisait son apparition dans nos foyers ! Pour cet épisode Game Boy, c'était encore pire : je ne me le procurai qu'en 2004 (en boîte et notice et en boutique, pour un tarif que je tairai de peur de délencher jalousie et surtout attaques cardiaques chez mon lectorat) mais ne m'y intéressai jamais vraiment, malgré son excellente réputation, avant 2011 ! C'est en effet durant une période de ma vie où le "retrogaming" commençait à jouer bien plus un rôle de collection que d'activité de jeu, et où l'actualité essentiellement orientée PlayStation 3 primait dans mon existence, que j'ai fini par donner sa chance à un vieux jeu vidéo Game Boy en noir et blanc que ma culture exigeait de découvrir. À une heure où j'abandonnais une fois de plus Ocarina of Time (malgré une réédition 3DS qui avait toutes les raisons de finalement me séduire à travers une "énième dernière chance") et un peu plus de deux ans avant d'enfin me décider à annihiler mes lacunes en terme de Zelda, histoire que ma collection dédiée ait davantage de sens, mes références étaient bien plus adultes : les deux premiers Uncharted en tête, surtout que le troisième volet s'annonçait en fin d'année, les trois Assassin's Creed sortis à ce jour, voire Alan Wake ou Heavy Rain… et évidemment, mon énorme coup de cœur pour les créations Rockstar à travers les exceptionnels Grand Theft Auto IV et Red Dead Redemption, sans oublier L.A. Noire fraîchement débarqué. Dans ce contexte où rattraper mon retard en piochant dans ma collection aurait pu m'amener à enfin profiter d'une 3D correctement appréhendée in-game pour découvrir les perles Nintendo 64, Game Cube ou PlayStation 2 ornant mes étagères, c'est pourtant sur ce Zelda que je n'avais même pas essayé – sauf sans doute pour vérifier que la cartouche fonctionnait lors de mon achat… – que se porta mon choix. C'est là qu'entre en jeu la vieille chouette, m'ayant répété plus que de raison "Hou ! Tu dois explorer Cocolint en noir et blanc, mon garçon ! Hou !" au point de me faire céder.
Cela faisait déjà trois ans que je travaillais pour le compte de mon premier employeur, sans savoir que l'aventure allait brusquement s'arrêter moins d'un an après, et que je profitais avec la fraîche naïveté de mes vingt-quatre ans de ce premier contrat à durée indéterminée à l'environnement plus qu'idéal : entouré de pas mal de geeks et surtout de joueurs, j'avais appris le monde du travail sous la direction d'un supérieur direct aux allures de grand frère ayant régulièrement tenté de me faire comprendre que SEGA et l'arcade, c'était mieux que Nintendo, et surtout, que le grand méchant Sony avait tué la Saturn puis la Dreamcast avec sa vilaine PlayStation. Néanmoins, ce formateur à qui je dois beaucoup avait le bon goût d'idolâtrer un jeu de la firme rivale du SEGA de la grande époque, tout en commettant malheureusement l'erreur de genrer la console portable de Nintendo au masculin (on dit "la Game Boy", merci) et aimant à le rappeler dès qu'il devait évoquer ledit jeu. S'il ne considérait pas The Legend of Zelda: Link's Awakening comme le meilleur jeu du monde, il n'eut de cesse de me convaincre de le faire, persuadé que je l'aimerais et vivrais une expérience unique et marquante – de la même façon que l'on essaie de "vendre" un film que l'on adule, voire une série, à des gens dont il nous semble évident qu'ils nous remercieront de l'avoir fait. En ne me dévoilant jamais le moindre élément de son intrigue tout en me laissant sous-entendre son importance, cet aîné que j'aimais taxer amicalement de "vieille chouette" (surnom auquel le célèbre hibou du jeu donnera une toute autre dimension) acheva de me donner envie. Link's Awakening serait mon prochain jeu, parfaitement optimisé pour mes trajets quotidiens en train, qui plus est grâce à une GBA SP "Brighter" adaptée à ce type d'expérience, mais attention : il était inconcevable d'y jouer en couleurs ou pire, de m'y mettre via sa réédition "deluxe", à qui cette chère vieille chouette semblait porter autant d'estime qu'aux productions PlayStation qu'elle maudissait. J'ignorais encore pourquoi elle me recommandait plus que de raison de faire connaissance avec l'île Cocolint dans sa version non colorisée ; tout juste y voyais-je un souci d'authenticité, appuyé par la capacité du gamin que j'étais à ses yeux à jouer sur Game Boy en noir et blanc, parce que j'avais connu ça étant petit et que je n'y rechignerais pas. Je comprendrai par la suite que Link's Awakening DX, bien qu'adaptation parfaite pour beaucoup, et objectivement idéale pour la majorité, est clairement inférieur à l'œuvre d'origine dont il trahit parfois l'esprit à plusieurs reprises ; mais surtout, je m'éveillerai en premier lieu à une réalité, implacable et fascinante de simplicité et d'évidence : The Legend of Zelda: Link's Awakening est mon jeu préféré de tous les temps. Sentiment qui dépassera très largement le cadre de la simple influence, et ce d'autant plus qu'il perdure plus de sept ans après, alors que d'autres Zelda allaient énormément me marquer par la suite (Majora's Mask, Twilight Princess et Breath of the Wild en tête). Il est tout simplement de ces coups de foudre inéluctables et sur qui le temps ne parvient à avoir aucune emprise, comme ces amours éternelles qui n'existent que dans un rêve ; il est désormais temps de vous expliquer pourquoi.
Une plume comme nouveauté majeure
Le projet de Nintendo n'était pas spécialement, à l'origine, de développer une nouvelle aventure de Link exclusive à sa console portable vedette. Kazuaki Morita ne cherche dans un premier temps qu'à mettre à l'épreuve les capacités de la Game Boy, et sera rejoint assez vite par Takashi Tezuka avec en tête, un portage de The Legend of Zelda: A Link to the Past, la référence absolue du moment. C'est finalement une toute nouvelle aventure inédite qui verra le jour, bien que reprenant en bonne partie l'esthétique de celui qu'on appelle "Zelda III" (un peu comme Super Mario Land 2: 6 Golden Coins le fit par rapport à Super Mario World, entraînant une comparaison semblable assez récurrente), ainsi que certains de ses concepts oubliés : l'œuf géant au sommet d'une montagne était en effet notamment envisagé dans l'univers de l'opus SNES. C'est d'ailleurs l'essentiel de l'équipe ayant œuvré sur celui-ci qui sera reconduit pour Link's Awakening, dont Yoshiaki Koizumi qui apportera la fameuse touche "onirique" à l'ensemble en lui offrant un scénario pour le moins travaillé, ce qui constituait alors une sacrée surprise pour un titre initialement si peu ambitieux. Mieux encore, ce nouveau Zelda cherchera même à s'inspirer d'une référence culturelle occidentale contemporaine en la personne de la mythique série Twin Peaks, notamment dans la volonté de concevoir un univers étrange où se côtoient plusieurs personnages marquants, interagissant souvent de manière bizarre et énigmatique.
De manière générale, la genèse de Link's Awakening s'articule pas mal autour de son scénario, ou même de son lore, dans lequel s'imbriqueront ensuite les éléments de conception et de réalisation plus traditionnels (et évidents) d'un jeu vidéo de l'époque : construction des différents tableaux, éléments de gameplay, etc. Plus surprenant encore, ce Zelda est envisagé comme un épisode à part de la jeune saga (qui ne compte alors "que" trois jeux en sept ans) : supposé être un spin-off, il s'affranchit délibérément d'éléments permettant d'identifier cette dernière, comme la Triforce, le monde d'Hyrule et même la princesse donnant son nom à la licence ! Un comble au vu du titre du jeu, qui ne fera référence à Zelda qu'au tout début, lorsque Marine explique le plus naturellement à Link qu'elle n'est pas celle qu'il croit. Le nom de l'héritière du trône d'Hyrule ne sert en fait qu'à déclencher une mélodie similaire au légendaire thème principal de la saga lorsqu'on le saisit comme nom de joueur au lancement de la partie, constituant un easter egg sympathique et totalement dans l'esprit de ce jeu plein de malice (j'y reviendrai). Lorsque l'on s'intéresse de près au développement de cet épisode (*), on constate que l'ambition croissante d'un projet presque étonnamment anodin n'est pas étrangère à sa qualité finale et sa grande singularité dans l'histoire de la série. Certes, il ne s'agit que du quatrième jeu portant le nom de The Legend of Zelda (exception faite de sa version Game & Watch), mais très rapidement, on comprendra qu'il a largement de quoi rivaliser avec les références sur consoles de salon et être déjà, à l'époque, considéré comme le meilleur.
(*) Je vous renvoie ici au chapitre dédié à Link's Awakening dans l'excellent vol. 1 de L'Histoire de Zelda d'Oscar Lemaire (éditions Pix'n Love), évoqué dans mon article "The Legend of Zelda : les livres d'or".
En 1993, c'est effectivement du côté de la Super Nintendo que les productions les plus abouties débarquent – non seulement en terme de réalisation et de défi technique, mais aussi bel et bien au niveau de leur écriture, en constante amélioration, dans un média qui ne cesse d'évoluer. Les synopsis absolument mythiques de Final Fantasy VI ou encore Chrono Trigger, pas encore sortis mais déjà en gestation, vont dans ce sens, donnant une toute autre dimension au jeu d'aventure et/ou de rôle. Les Zelda n'ont pas vraiment trop brillé à ce niveau jusqu'ici, se montrant certes immersifs au niveau de leur lore et de leurs PNJ sympathiques (surtout dans "ALTTP") mais sans creuser davantage en profondeur, et on n'imagine pas trop le premier épisode "nomade" de la série révolutionner quoi que ce soit à ce niveau. Tout au juste peut-on espérer le voir se hisser à la hauteur de l'excellent Mystic Quest, référence du jeu d'aventure (et même action-RPG de qualité) sur Game Boy. Cependant, en ayant choisi de travailler un univers fouillé et marquant sur lequel greffer un gameplay déjà connu, Nintendo EAD apporte un vent de fraîcheur inattendu à sa jeune licence. The Legend of Zelda: Link's Awakening, en revisitant le mythe de l'île isolée mystérieuse et de ses secrets, prend à contre-pied l'état d'esprit d'une firme qui a toujours pensé jouabilité et divertissement en priorité avant de vouloir faire travailler l'empathie et la réflexion chez le joueur. C'est en effet au fil de ce véritable conte surnaturel, et au gré des surprenantes rencontres que fera Link à travers l'île de Cocolint, que ce tout nouveau Zelda trouvera son âme, porté par une sorte de romantisme venu d'ailleurs et qui touchera plus que de raison toutes celles et ceux s'y étant embarqué(e)s… et surtout étant parvenu(e)s à son terme.
Lorsque j'ai fini Link's Awakening pour la première fois, j'étais dans mon train, écouteurs vissés dans un canal auditif jouissant de cette perle rare de composition que constituait la Ballade du Poisson-Rêve, toute en chiptune certes, mais à la portée dramatique unique en son genre, et diablement marquante. Et surtout, j'ai versé des larmes. J'ai d'abord pleuré naturellement par simple mélancolie de voir s'achever un jeu merveilleux que j'avais pris un plaisir indescriptible à découvrir hors de son temps, et ressentant en permanence des frissons me ramenant, l'espace des quelques dizaines de minutes passées quotidiennement sur ce jeu pendant quelques jours, au milieu des années 90. Cette époque insouciante où je regardais les dessins animés Tortues Ninja et Super Mario Bros. au petit déjeuner devant mon bol de Banania, arborant naïvement ma coupe au bol de premier de la classe, et où je prenais un pied infini à retourner Super Mario Land 2 dans tous les sens sur la petite TV 36cm de ma chambre via le Super Game Boy. Alors certes, j'adulais désormais à un autre stade des licences plus modernes, comme expliqué au début de cet article. Mais j'ai réalisé à cet instant qu'elles ne suscitaient au final en moi que des émotions bien plus superficielles, trop "provoquées", et un sentiment de puissance lié à un jeu plus adulte. Certes, les jeux modernes savaient bien évidemment me toucher et le faisaient très bien — j'ai failli pleurer devant une séquence spécifique de Heavy Rain, tout comme devant les épilogues de GTA IV, Mafia II et surtout Red Dead Redemption qui m'avaient chacun marqué à divers degrés. Mais quatre de nuances de gris et une résolution misérable de 160 pixels sur 144 parvenaient alors pourtant à faire au moins la même chose. Link's Awakening a plus qu'une âme : il incarne le "retrogaming" dans toute sa quintessence, et le définissait dès lors bien plus que quelque autre titre que ce soit à mes yeux dorénavant, vu le contexte dans lequel j'y avais joué. "Zelda III" était pourtant, depuis 2002 et ma découverte plus que tardive de ce véritable joyau d'un autre temps, le jeu que je considérais comme "le meilleur du monde" de par le replacement dans son contexte. À ce moment précis, je n'en suis alors plus du tout sûr tant son inattendu "successeur" se montre unique et au-dessus de tout ce qui se faisait à son époque avec de telles contraintes techniques. Perdu dans mes pensées, et désireux d'en rédiger une review sur un forum dédié aux anciennes machines où bon nombre avaient suivi "en direct" mes pérégrinations à travers l'île maudite, j'ose un hasardeux mais assumé "Je n'ai même pas de mots pour décrire la quasi perfection dont ce jeu fait étalage de son écran titre jusqu'aux crédits de fin."
J'ai pleuré ensuite et surtout devant l'épilogue de ce jeu, dont tant m'avaient parlé sans heureusement jamais rien me spoiler : parvenir à ne rien savoir de son scénario, avec tous les "retrogamers" que je fréquentais et les innombrables forums de jeux vidéo où je traînais mes guêtres depuis une décennie, relevait aussi bien d'un isolationnisme maladif que d'un improbable miracle. Bien qu'un avertissement soit nécessaire pour prévenir les éventuels malheureux (… ou chanceux ?), qui comme moi à l'époque ignoreraient encore tout de la trame de cette histoire terriblement marquante, je ne m'étendrai même pas dessus trop explicitement, considérant que la simple évocation de son synopsis suffit à éveiller en chacun(e) y ayant touché des frissons rappelant tant de moments capitaux de nos vies, heureux ou pas. Certes, je pourrai avancer que l'on m'avait tant parlé de la fin de ce titre en se limitant à d'évasives évocations, que j'en avais un poil trop attendu pour en être véritablement bouleversé. Mais je ne m'attendais tout simplement pas à cela, malgré une fatalité évidente, prévisible, que le jeu ne cesse de nous faire effleurer puis toucher plus concrètement. Pire encore, la conclusion de cette aventure, parfaitement terrifiante en soi, ne fut pas la seule à m'émouvoir jusqu'aux larmes : il y eut bien sûr cet instant presque cinématographique à son échelle, au bord de l'océan avec Marine la bien-nommée, n'ayant pas grand-chose à envier à tant de scènes de tension amoureuse dont Hollywood abuse depuis près d'un siècle, sublime et mettant en relief toute la grâce d'un PNJ à la destinée émouvante et énigmatique. Un autre moment plus confidentiel et sans doute moins connu de l'histoire, lié à un fantôme sur lequel je ne m'attarderai pas davantage pour ne rien dire, a également trouvé le moyen de faire chavirer mon cœur. Mais dieu que terminer ce jeu est pénible ; d'abord parce que le boss de fin est une véritable plaie sans nom lors de sa découverte (à moins d'être équipé d'une arme quasi fatale mais franchement bien planquée), et également parce que… mais zut, on se demande si on est en train de faire vraiment ce qu'il faut, quoi. Fallait-il finir ce jeu ? Fallait-il réveiller le Poisson-Rêve ? Comment un aussi petit jeu à première vue sans aucune prétention scénaristique, contrairement aux blockbusters d'aujourd'hui, parvient-il donc à laisser le joueur dans un tel inconnu, dans un tel néant de questions et d'interrogations ? L'écriture de Link's Awakening, bien que puisant dans un relatif cliché onirique, est tout simplement parfaite, au point d'imaginer sans doute un peu prématurément que sa plume – du moins celle-ci, moins visible pour le profane qu'un des éléments exploitables de l'inventaire de Link – est son plus bel atout.
Une note artistique au sommet
Si l'aspect scénaristique incroyablement profond et surprenant de Link's Awakening n'aura pas vraiment de suite dans l'évolution de la saga – on ne retrouvera d'histoires de qualité comparable que dans les deux titres les plus sombres, Majora's Mask et Twilight Princess – il n'en sera pas de même pour tous les autres axes de conception de ce titre à l'aspect révolutionnaire inattendu. Tout d'abord, après avoir joué un rôle "classique" dans les trois premiers volets en dépit d'un certain génie, la musique constitue une composante bien plus essentielle d'un titre qui va enfin réellement introduire cet élément majeur dans la série. Certes, en terme de gameplay, elle se limite toujours à l'utilisation d'un instrument à vent (l'ocarina succédant définitivement à la flûte des deux Zelda NES), mais avec lequel on peut quand même interpréter trois mélodies différentes aux propriétés distinctes, à apprendre au cours du jeu – ce qui préfigure bien évidemment l'utilisation de celui du bien-nommé Ocarina of Time, cinq ans plus tard. Une étonnante variété d'interprétation, pour un simple jeu Game Boy, qui deviendra une habitude à bien des niveaux au sein de ce jeu aux innombrables facettes. J'y reviendrai plus tard lorsqu'il faudra parler jouabilité et prouesses de développement, mais attardons-nous plus en détail sur le travail surprenant des talentueuses Minako Hamano (qui œuvrera sur plusieurs Metroid par la suite) et Kozue Ishikawa (compositrice sur les trois premiers Wario Land notamment), à qui se joindra Kazumi Totaka, célèbre pour le fameux jingle glissé dans toutes les "OST" auxquelles il a contribué. Celle de Link's Awakening est bien plus riche que tout ce dont la jeune saga a su nous faire profiter jusqu'ici, et servira de point de départ au nouveau rôle essentiel tenu par la musique dans une série qui la mettra bien plus en avant par la suite. La première nouveauté surprenante, et ce d'autant plus que ce Zelda fait du coup mieux que son modèle sur Super NES, réside dans l'existence d'un thème spécifique à chaque palais/donjon (étonnamment appelés "niveaux" ici). Si certains consistent en une réécriture, sur un ton voire un tempo différent, d'airs déjà entendus dans d'autres environnements (celui du quatrième palais n'étant qu'une variante plus rapide et angoissante du thème des cavernes, par exemple), leur identité propre les rend très distincts et confère à chaque donjon une atmosphère spécifique, souvent inquiétante et mystérieuse, chacun d'entre eux se concluant par l'acquisition d'un instrument de musique particulier.
C'est en effet en venant à bout des huit gardiens à affronter à l'issue de chacun de ces "niveaux" que vous pourrez rassembler tous les instruments permettant d'interpréter la Ballade du Poisson-Rêve au pied de l'œuf géant trônant au sommet de la Montagne Tartare, massif qui surplombe Cocolint. De quoi découvrir une incroyable performance de conception de plus puisque la Game Boy ne comporte que quatre canaux audio distincts, alors que huit instruments sont à superposer : même dans ses tours de passe-passe techniques, l'équipe de développement de ce titre pas comme les autres joue sur l'illusion, comme si elle n'y avait pas assez bercé le joueur des heures durant. À travers plus d'une trentaine d'airs différents (!!!), Link's Awakening nous entraîne encore un peu plus profondément dans son univers en alternant ballades entraînantes et rythmées, thématiques sombres et stressantes, compositions carrément loufoques à l'image de l'île qu'elles dépeignent… et surtout, un enchantement purement ahurissant, dont même le son pourtant brut (et a priori tout sauf romantique) de la puce audio d'une Game Boy parvient à retranscrire le lyrisme d'exception. En 1993, on pouvait déjà succomber à la pure beauté de la Ballade du Poisson-Rêve "chantée" par Marine, et la réécouter interpréter cet air aux allures de complainte mêlant espoir et fatalité, ou se laisser emporter par le côté presque épique du thème encadrant l'ascension de la Montagne Tartare. Si les concerts "Symphony of the Goddesses", mettant en scène à partir de 2011 des orchestres jouant brillamment les thèmes les plus connus de The Legend of Zelda, ils feront malheureusement trop souvent l'impasse sur cette bande son au potentiel de composition sous-estimé. Chose que ne fera pas Jeremiah Sun, fan de Link's Awakening et arrangeur de génie, qui livrera en 2015 le fruit de plus d'une année de travail avec sa réorchestration intégrale de la BO d'un jeu qui le méritait. En réinterprétant chacune des soixante-neuf (!) pistes différentes proposées dans le jeu d'origine, avec une maestria largement digne des orchestres de la tournée "sous licence", cet amateur de la série livre une "OST" non-officielle rendant hommage au génie des compositions d'époque. Une vidéo assez fantastique a été proposée sur YouTube dans la foulée, consistant en un let's play de la version DX (hélas) dont les musiques originales sont remplacées par les reprises de Jeremiah Sun (mais conservant les bruitages Game Boy d'origine par-dessus !) ; celle que j'aime à considérer comme la meilleure vidéo existant sur cette plate-forme à mes yeux méritait une intégration exceptionnelle dans un de mes articles :
Dans ce travail d'exception, qui permet de juger à sa juste valeur de la qualité des compositions d'époque (et d'une manière générale, de réaliser une fois de plus combien des thèmes aux allures de mélodie chiptune sans profondeur sont en fin de compte de véritables prouesses musicales), la Ballade du Poisson-Rêve est cette fois-ci chantée par une voix de soprano certes synthétique mais d'un réalisme bluffant. Dans le même registre, les thèmes des boss deviennent grandiloquents (au point de ne rien à avoir à envier à certains "hymnes" de RPG légendaires dans ce domaine), et semblent évoquer une magnificence et un gigantisme à la Shadow of the Colossus, qui finalement traduisent assez bien le rapport de force et de taille entre Link et les créatures diaboliques qu'il affronte. Si ce travail de fan ne peut être pris en compte dans l'évaluation de la qualité du jeu d'origine, il a pour mérite de mettre en relief toute la magie et la puissance d'une bande originale faisant pratiquement partie intégrante du gameplay et surtout de l'histoire d'un titre dont la modestie cache cette incroyable force. Infiniment supérieure à ses prédécesseures, la BO de Link's Awakening instaure quelque chose de nouveau et de terriblement frais dans un jeu vidéo ne se revendiquant pas encore comme art – ses fans se fichant alors éperdument de prétendre quoi que ce soit à l'époque, désireux de simplement s'amuser et s'évader – mais qui a de quoi se trouver une égérie de haute volée en la personne de ce Zelda débordant de sensibilité et de poésie… sans jamais se rendre ridicule, abusivement enfantin voire crétin.
Proposer une atmosphère musicale de haute volée et un scénario mythique et marquant sur fond d'une trame en noir et blanc, faute de moyens technologiques suffisants pour l'époque, a une nouvelle fois quelque chose de très "cinéma" d'avant-guerre – une comparaison qui me tient à cœur et qui pourrait sembler surréaliste, quinze ans avant que le jeu vidéo ne tente d'imiter le septième art avec plus ou moins de succès. C'est néanmoins un constat duquel je dois partir pour conclure l'analyse artistique de The Legend of Zelda: Link's Awakening, dont il est facile d'imaginer que l'aspect purement "visuel" est moins inspiré et en retrait du fait de son absence de couleurs, et d'une palette archi limitée. Au même titre que sa bande son requiert une appréciation musicale bien au-delà des mélodies que peut proposer une Game Boy, ressentir la profondeur de sa direction artistique exige de lire entre les lignes et de voir bien plus loin que son absence de couleurs. Celles-ci font partie de notre imaginaire et nous devons les interpréter à notre guise, arpentant cette étonnante rêverie monochrome avec pour seuls repères des artworks officiels laissant supposer que Marine est rousse et porte une robe bleu ciel, notre expérience de la tenue traditionnelle et du physique de Link permettant de rajouter quelques nuances de vert dans l'esprit, et bien entendu notre connaissance d'éléments naturels comme le jaune du sable où débute l'aventure. Tout le reste se vit à l'instinct, Link's Awakening souhaitant nous rappeler que l'on vit un rêve éveillé et qu'il tient au joueur d'en conter une bonne partie comme il l'entend. Rien qu'en cela, coloriser le titre des années plus tard, si bien entendu cela se justifie pour le remettre au goût du jour, et intégrer un palais supplémentaire jouant exclusivement sur cette composante, constitue une terrible trahison de son âme et privera le joueur d'une immense partie de son charme, jamais désuet, aucunement révolutionnaire, mais incontestablement unique au monde. L'opération séduction de ce Zelda se poursuit notamment du côté de son character design original, enrobé d'un étonnant soin du détail (essayez de voler un article chez le marchand et d'y revenir ensuite, pour voir !), d'un humour décalé étonnamment équilibré sur l'ensemble, et où chaque personnage (y compris côté antagonistes) se trouve une personnalité et un background malgré une réalisation évidemment sommaire. Là aussi, l'interprétation et le niveau de lecture permettent de ressentir l'identité et le vécu de chacun des personnages rencontrés, et ce d'autant plus que le jeu relie une grande partie de ces derniers entre eux à travers diverses quêtes véritablement passionnantes à suivre. On tient sans nul doute l'épisode le plus complet et le plus soigné de la série sur le fond et, plus étonnant encore vu le support concerné, sur sa forme – mais une telle harmonie n'aurait de sens qu'avec un gameplay léché, complet et audacieux. Un autre point sur lequel la Game Boy fait (plus que) merveille.
Un gameplay de rêve ?
Le minimalisme forcé de Link's Awakening trouve-t-il ses limites question jouabilité ? S'il m'a véritablement retourné par l'expérience aussi immersive qu'émouvante qu'il représente pour un "malheureux" titre Game Boy en noir et blanc, ce Zelda n'est en effet pas encore passé au révélateur question gameplay. Or, en tant que véritable aficionado des trois premiers épisodes de la série, et portant à l'époque aux nues "Zelda 3" et sa vision du jeu d'aventure en vue du dessus, je m'attendais à en trouver une version épurée, mais au moins du niveau des deux opus NES, une machine dont la manette dispose exactement des mêmes boutons que la portable à l'écran aux tons que la décence m'interdit de décrire comme je les imagine. Si la construction générale du titre et le level design des palais n'ont littéralement rien à envier à A Link to the Past, dont il est un héritier plus que logique, il n'était pas aussi évident de mettre le joueur à l'épreuve face à des énigmes d'une complexité comparable à celles du maître. En plus de proposer des tableaux sur deux niveaux à la perspective très finement travaillée, Nintendo rappelle une fois de plus son incroyable maîtrise quand il s'agit de diriger et d'utiliser les capacités d'un personnage avec efficacité et intelligence. Aussi, même en terme de maniement de Link, ce n'est clairement pas à un clone bête et méchant de The Legend of Zelda (et son attribution un peu spartiate des objets à utiliser) que l'on a affaire, et comme reprendre le mapping des touches de l'épisode SNES n'est pas possible, il faut innover. Encore plus ingénieux que Super Mario Land 2 vis-à-vis de Super Mario World dont il réexploitait de nombreux sprites et pas mal d'idées pourtant théoriquement impossibles à mettre en pratique sur un tout petit format (comme le saut tournoyant par exemple), Link's Awakening permet à Link une pléthore de mouvements et d'utilisations d'objets en tous genres avec deux boutons seulement. Autoriser le joueur à associer n'importe quel objet aux boutons A et B (dont l'épée et le bouclier, qui peuvent donc être déséquipés en fonction des circonstances !) est une sacrée bonne idée et force le joueur à redoubler d'ingéniosité pour déterminer quelles sont les bonnes "combinaisons" pour se tirer de situations épineuses, mais ce nouveau Zelda brille également à l'école du level design, déjà encensé vite fait en amont.
En plus d'offrir une carte aux dimensions plus limitées (Takashi Tezuka la souhaitait délibérément de petite envergure pour se focaliser sur sa personnalité plutôt que sa superficie) mais franchement honorables, dont chaque région dispose de son propre cachet, pittoresque et marquant, The Legend of Zelda: Link's Awakening surprend son monde en ne se limitant pas à la traditionnelle vue du dessus. L'insertion de phases de type plate-forme dans les nombreux souterrains permettant de rallier un point à l'autre d'une salle dans les palais, voire de la map globale par moments, constitue une autre réussite inattendue, surtout que cet angle de vue avait suscité pas mal de controverses à l'époque de Zelda II: The Adventure of Link. Ici, l'illusion est parfaite et ces phases sont exceptionnellement bien gérées et agrémentées d'une surprenante exploitation de certains personnages de l'univers de Super Mario sans les nommer explicitement, ce qui constitue la meilleure des références possibles du genre (en plus de l'easter egg savoureux qu'est ce Yoshi sous forme de peluche, nommé clairement cette fois, et que l'on récupère dès le début du jeu). Outre le clin d'œil, c'est un ajout pertinent – et ultra jouable qui plus est – qui trouve sa justification dans une nécessité de vivre l'aventure de Link sous un autre angle dès lors qu'il doit se balader dans les bas-fonds de Cocolint, ou parfois dans de mini scènes d'action rappelant les rencontres avec les ennemis de Zelda II. Cet axe de gameplay inattendu se retrouvera également durant une étape de l'aventure que je ne ferai que suggérer, mais qui gagne à être connue : un affrontement en vue de côté là encore, mais sous-marin (c'est d'ailleurs le premier Zelda où l'on peut diriger Link sous l'eau !), et dont le déroulement global tient carrément du shoot'em up à la Gradius ou R-Type. Et ce, toujours avec seulement deux boutons (A et B) et la croix de direction : "C'est ça le progrès !" comme dirait la bulle de texte entrevue régulièrement dans les palais…
Puisque j'évoque les fenêtres de dialogue, l'heure est venue de rendre l'hommage qu'elle mérite à Véronique Chantel (hélas décédée en 2012). Nous avons souvent eu le sentiment que la célèbre traductrice française officielle de Nintendo se moquait de nous à travers les boîtes de texte hasardeuses qu'elle nous fit subir pendant l'ère dorée de la Game Boy et de la Super Nintendo : maladroites, gênantes et souvent hors contexte, nous ne pouvions néanmoins nous empêcher d'en rire ("Métalica (sic) se fait rosser !" dans Secret of Mana, "Sers-m'en cinq, bibiche !" dans Donkey Kong Country 3, et j'en passe et des meilleures…). Force est de constater que son travail dans The Legend of Zelda: Link's Awakening se montra bien davantage à la hauteur des espoirs des joueurs. Nous ne saurons jamais si son humour et la fraîcheur de ses traductions ont été bien aidés par des coups de malice de quelques programmeurs coupant le bloc de texte au bon moment avant son défilement ("Tu as le Gland ! Tu seras mieux") ; cependant, on bénéficie d'une VF de haute volée pleine de clins d'œil et de blagues idiotes mais bon esprit, à côté de laquelle il serait dommage de passer. Reste qu'en 1993, jamais un jeu vidéo n'avait bénéficié jusqu'ici d'une version française aussi soignée et dont les rares ratés passaient davantage pour une blague volontaire de l'équipe chargée de la localisation. Cet excellent travail de la regrettée traductrice ne fait que refléter un esprit général, rempli de sensibilité, d'humour et renforçant l'empathie du joueur envers les nombreux PNJ d'un jeu qui ne manque pas de personnalité(s) à ce niveau : Tarin, Madame Miaou-Miaou, Pépé le Ramollo, Monique la Lunatique, Richard, ou encore les nombreux animaux croisés çà et là (notamment dans leur village dédié) ont chacun leur histoire, leur façon de s'adresser à Link, et bien d'autres encore donneront envie de leur venir en aide ou de remplir les mini-quêtes leur étant associées : à ce titre, même Mr. Wright (tiré, lui, de Sim City) sera de la partie !
Si beaucoup d'entre eux ne sont rencontrés qu'une fois, une grande partie de ces personnages participe tour à tour à un étonnant système d'échange démarrant avec la fameuse peluche de Yoshi, et se substituant aux mini-quêtes optionnelles rétribuant généralement en rubis et en fragments de cœur – bien que ces composantes fassent également partie de Link's Awakening : plusieurs quarts de cœur sont à trouver, ceci en plus des réceptacles cédés par les boss une fois occis. Ce Zelda inaugure en effet, avec ce troc sous forme de fil rouge, un concept de quête annexe qui fera école, sera repris dans d'autres épisodes de la série ou d'autres franchises par la suite, voire parodié avec justesse et humour (3D Dot Game Heroes excellera à ce niveau, en 2010). Assez court malgré ses huit palais (qui, néanmoins, n'ont pas grand-chose à envier au modèle "Zelda 3" en terme de complexité), il a le mérite de proposer en plus de cette side quest consistante un mini-jeu de pêche rigolo, là aussi repris dans les volets ultérieurs, une machine attrape-peluche rappelant un peu Super Mario Land 2… ou encore une collection de coquillages planqués un peu partout et parfaitement optionnels, ayant pour but d'améliorer la qualité de l'épée de Link. Alors certes, l'inventaire (particulièrement bien géré, du reste) ne prend pas vraiment de risque en n'intégrant qu'un seul vrai nouvel item en la personne de la plume (unique dans la série, comme celle de Super Mario Kart du reste !), qui cependant modifie considérablement les déplacements de Link en lui permettant de sauter tout un tas de précipices et d'obstacles. En outre, on a quand même droit à deux objets à utilisation limitée rappelant quelque peu l'étoile d'invincibilité d'un certain plombier moustachu : le gland et le fragment de puissance (qui ressemble quand même beaucoup à ceux de la Triforce…) permettent d'augmenter respectivement la résistance et la qualité des attaques de Link durant quelques instants. Sur ce point, The Legend of Zelda: Link's Awakening ne révolutionne pas la série, mais applique avec beaucoup d'efficacité une recette bien connue à un support que l'on pensait trop limité pour cela : même à travers ce que l'on pourrait (très) sévèrement considérer comme des faiblesses, il ne déçoit jamais vraiment. La maniabilité exemplaire dont il fait l'objet, couplée à la présence d'objets familiers à l'utilisation simple, efficace et incitant à tout un tas d'étonnantes combinaisons (les bottes associées à la plume pour réussir de super sauts, par exemple), en fait un véritable must quasi inattaquable.
Émotions non feintes, coloration en demi-teinte
Comme vous l'aurez compris, Link's Awakening est un jeu à qui je ne trouve quasiment rien à reprocher, voire rien du tout. Exemplaire dans sa réalisation pas si sommaire que ça, audacieux et tapant toujours juste dans tout ce qu'il peut tenter, le premier Zelda à intégrer le catalogue Game Boy se distingue néanmoins un peu plus que partout ailleurs sur ce joli conte pourtant déjà bien évoqué précédemment. Allégorie idéale du rêve matérialisé en jeu vidéo, il répond on ne peut mieux à la définition de l'aventure qu'il souhaite incarner, là où le support un peu limité avait tout intérêt à conduire Nintendo à miser sur le gameplay en priorité. Certes, son équipe (pour le coup quasi orpheline de Shigeru Miyamoto) n'a clairement pas chômé pour nous livrer un titre amusant, divertissant et bien fichu, mais c'est clairement au-delà d'un "simple" jeu d'aventure très bien réalisé que se situe sa plus grande force. À travers notamment la présence constante de ce curieux hibou souhaitant autant prodiguer des conseils que retourner notre cerveau, The Legend of Zelda: Link's Awakening est une création subtile, qui s'adresse régulièrement au joueur pour mieux le happer dans un univers onirique hors du commun, un peu comme s'il lisait un livre passionnant et énigmatique. En optant pour un ton léger et décalé, opposé à l'habituelle composante épique totalement absente ici, le duo Koizumi/Tanabe s'autorise une certaine liberté face à son synopsis délibérément prévisible. L'humour omniprésent permet de s'affranchir de toute portée dramatique et de minimiser les exigences du joueur quant au suspense concernant la révélation attendue, amenée comme une évidence mais en usant habilement et régulièrement de toutes les ficelles dont dispose l'œuvre. Aussi, à défaut de s'attendre à un twist final improbable, on s'inquiète davantage de la destinée de Marine et de tous les habitants de Cocolint, conçus pour être terriblement attachants : en même temps que l'on joue et n'a pas envie d'arrêter la partie, on ne veut pas mettre fin à ce rêve si magique et mystérieux. Ce faisant, Link's Awakening se termine non seulement dans une certaine angoisse, mais aussi trop vite, parce que très court certes, mais surtout car diablement accrocheur et immersif. Une bien surprenante réussite pour un jeu vidéo aux prétentions somme toute raisonnables, censé nous amuser et nous évader certes – mais aurions-nous ne serait-ce que rêvé qu'il le fasse à un tel point ?
S'il n'y a, à l'époque de sa sortie en 1993, que trois éléments de comparaison (plus, potentiellement, Mystic Quest pour ce qui est de l'aspect purement technique) face auxquels tenter de situer ce Zelda portable, et qu'A Link to the Past fait beaucoup trop office de référence absolue pour l'imaginer "inférieur" à son petit frère sans couleurs, le temps a étonnamment joué en la faveur de Link's Awakening. Devenu formidablement culte auprès des fans de la série, qui le placent très régulièrement parmi leurs favoris, il a également largement trouvé son public chez les fans de jeux d'aventure souhaitant vivre un grand dépaysement et suivre une destinée hors du commun. Mieux encore, l'arrivée en 2011 d'un support comme la Nintendo 3DS, terre d'accueil de remasters extrêmement réussis des deux premiers Zelda en 3D, grands classiques de la Nintendo 64, constitua la source des fantasmes de nombreux joueurs espérant alors un remake moderne de celui que l'on considère unanimement comme le meilleur opus portable de la série – et bien entendu, toujours en traditionnelle vue du dessus comme le fit par exemple A Link Between Worlds en 2013. Reste que s'attaquer à la réécriture, même à l'identique ou presque, d'un pur chef-d'œuvre ayant marqué plusieurs générations de fans, n'est pas chose aisée, et ce d'autant plus que The Legend of Zelda: Link's Awakening DX, sorti sur Game Boy Color en décembre 1998, remplit globalement très bien ce rôle… malgré ce que je peux en penser personnellement. Eh oui, il faut bien que j'y vienne à un moment : après avoir laissé sous-entendre un paquet de fois, tout au long de cet article, que je ne portais pas spécialement ce portage colorisé dans mon cœur, il est grand temps que je me justifie un minimum.
Concluons donc avec un aparté plus critique, qui cependant n'entachera en rien mon opinion sur le jeu de 1993. Dans la foulée de ma découverte de l'original, j'ai enchaîné immédiatement sur The Legend of Zelda: Link's Awakening DX et ce en incluant le palais bonus… que je n'ai bêtement exploré qu'après avoir fini la trame de base, alors que j'avais l'occasion de me simplifier encore plus la tâche via la tunique supplémentaire qu'on récupère en complétant ledit palais. Assez logiquement, en y rejouant aussi instantanément, il m'était impossible de ressentir à nouveau la fraîcheur et les émotions de la "première fois" ; cependant, la musique et l'ambiance globale m'avaient toujours touché, le titre ne perdant pas tant que ça de sa saveur en dépit d'une colorisation qui en change radicalement l'esprit. En revanche, plusieurs points m'avaient vraiment déçu, pour ne pas dire énervé, dans cette édition "deluxe". Sept ans après, ayant refait cette version sur 3DS, je maintiens par ailleurs les reproches que je souhaite lui adresser. Commençons tout d'abord par la facilité du jeu, au défi déjà pas très relevé de base, qui se trouve ici accrue grâce à plein d'indications supplémentaires insérées de façon vraiment grotesque et inappropriée. Je reste persuadé d'avoir terminé Link's Awakening sans grosse difficulté mais en approuvant le choix des énigmes, vraiment bien pensées, et qui ont sans doute mis pas mal de bâtons dans les roues à toutes celles et ceux ne connaissant pas vraiment Zelda, ses mécanismes usuels et le relatif vice des développeurs de la saga. Hélas, toute cette notion de complexité et de challenge est éludée dans cette réédition colorisée qui se moque clairement du joueur en lui offrant deux à trois fois plus d'indices dans les donjons, généralement très peu "codés" … et bizarrement de plus en plus explicites au fur et à mesure qu'on se rapproche de la fin ! Un comble. Alors certes, on peut comprendre que la palette de couleurs plus riche permette de mettre en évidence des éléments précis jouant un rôle déterminant dans la progression… et que certaines énigmes étaient peut-être un peu trop tordues (on pensera à une certaine statue vers le deuxième tiers de l'aventure, notamment…). Malgré tout, Link's Awakening DX préfigure ici tristement toute une génération de titres très "guidés" du côté de chez Nintendo, et s'y prend un peu trop grossièrement en comparaison du modèle d'origine. Cependant, de tels changements, impactant notamment l'imaginaire désormais beaucoup plus limité du joueur, étaient fatalement à prévoir : en rajoutant davantage de vie et de modernité, il fallait s'attendre à perdre une partie du charme originel… bien qu'un tel niveau d'assistanat ne s'impose aucunement.
Dans un autre registre, peut-être plus agaçant encore, une autre partie de l'âme de Link's Awakening se voit bafouée, tout simplement au niveau du fond : je pointe ici un certain manque de respect des personnages, dialogues et détails d'origine. Si je ne vais pas être trop exigeant sur la place exacte des cartes, boussoles et rubis dans les coffres des donjons (mais honnêtement, qu'est-ce qui justifiait de les modifier ?), je ne peux que déplorer avec amertume certains changements de dialogues totalement injustifiés, et une censure idiote d'un détail amusant et assez léger pour n'avoir sans doute jamais choqué qui que ce soit (censure par ailleurs déjà appliquée sur la réédition "Selects" tardive du jeu d'origine, mais bien plus connue pour être apparue dans l'édition "Deluxe"). Rajoutons à cela les nouvelles boîtes de dialogue dont le texte est rédigé dans un ton totalement inadapté au jeu : des vouvoiements incohérents ont été rajoutés là où tous les habitants de Cocolint emploient historiquement le tutoiement (aussi bien entre eux qu'envers Link), sans parler de ces improbables réflexions à la première personne de notre héros, vraiment hors de propos, et qui dénaturent une grande partie du personnage. Bon, au moins, il ne parle pas, c'est toujours ça d'évité… mais on continue de se demander où résidait l'intérêt d'ajouter des éléments aussi peu en phase avec la création d'époque, qui n'apportent rien de nouveau ou de pertinent, là où se "contenter" d'apporter une couleur légitime aurait clairement largement suffi. Tout ça pour dire que débuter via la version DX et/ou la privilégier au titre original, si l'on a les moyens de choisir entre les deux, constituerait une véritable erreur. Bien sûr, The Legend of Zelda: Link's Awakening DX est une réédition fidèle et efficace quand il se contente de coloriser l'existant, mais il casse tout lorsqu'il tente de le modifier, et il n'apporte rien de génial lorsqu'il ajoute quelque chose de nouveau. Par exemple, l'outil photo est un gadget certes sympathique et amusant, mais auquel je n'ai pas ressenti le besoin d'avoir recours une seule fois (à sa façon, il anticipe quelque peu cette sinistre mode des rééditions de jeux célèbres apportant du tactile, du motion gaming ou autres réalités augmentées/virtuelles en tous genres, et dont la majorité des joueurs se fiche éperdument), et le donjon bonus se montre clairement en-deçà des originaux en terme de level design. J'oserai même dire qu'il tranche trop avec les habitudes prises dans les autres palais pour avoir l'impression qu'il appartient au même jeu : il se rapproche bien davantage des deux Oracle, sortis un peu plus de deux ans plus tard, et qui reprendront d'ailleurs le "moteur" et la patte graphique de Link's Awakening (DX ou pas). Deux titres de très haute volée qui rendront de fait encore un peu plus dispensable cette version DX d'un jeu qui aurait pu rester unique, et être expérimenté avec une palette de couleurs choisie par le joueur sur tout support le permettant à la lecture (Super Game Boy, Game Boy Color, etc.) sans que rien d'autre n'ait à bouger… puisqu'il n'y a pas de raison de changer quoi que ce soit à la perfection.
Qu'il paraît audacieux, improbable voire irrationnel de considérer un jeu Game Boy en noir et blanc comme le meilleur jeu de tous les temps ! Reste qu'en le replaçant dans son contexte, ce qui demeure un critère de jugement essentiel, The Legend of Zelda: Link's Awakening, dans sa version originale essentiellement, était une œuvre d'une rare beauté, et constituait un accomplissement unique en son genre. Envoûtant, poétique, doté d'une écriture légère et étonnamment immersive, sur fond de compositions musicales et d'un propos d'ensemble allant droit au cœur, ce Zelda pas comme les autres remplit en plus parfaitement son rôle en terme de jouabilité (en plus de relever un défi osé pour un support aussi limité), et ce sur absolument tous les points où l'on pourrait l'attendre, avec plus ou moins de sévérité. D'une justesse d'ensemble sans pareil, le premier épisode portable de la série trouve déjà les moyens de redéfinir certains de ses contours et d'instaurer des éléments qu'elle réexploitera très régulièrement à l'avenir, en plus de trancher habilement avec ses aînés et de montrer qu'une si jeune saga peut déjà se renouveler avec efficacité. À travers l'histoire qu'il nous conte, au déroulement certes prévisible, mais terriblement émouvant malgré tout, ce "petit jeu" nous permet de vivre une aventure parfaitement hors du commun, dans le huis-clos d'un songe dont on ne veut sortir que pour satisfaire sa curiosité, et assister à un des épilogues les plus déchirants et sublimes à la fois que ce média a pu nous proposer. Sans doute démodée depuis, davantage accessible dans sa version colorisée que je déconseillerai malgré tout avec un soupçon d'élitisme assumé, la version originale de ce premier Zelda de l'écosystème Game Boy demeure mon jeu vidéo préféré pour tout un tas de motifs plus que légitimes, et tant pis si je donne déjà l'impression de raisonner moi aussi comme un vieux hibou rabat-joie. Plutôt que de conclure d'une maxime trop évidente à base de vieux pots et de meilleure soupe, je tenterai davantage de subtilité moi aussi en m'autorisant plutôt une ultime comparaison entre deux arts que j'aime à rapprocher, qui trouve tout à fait sa place face à un titre disposant d'une telle force narrative et émotive, et qui devrait bien résumer l'ensemble de mon propos : le cinéma a Citizen Kane, le jeu vidéo a Link's Awakening.
J'ai adoré / aimé :
+ La volonté de raconter une vraie histoire, touchante et poétique
+ Un véritable défi technologique, relevé haut la main
+ Cocolint dans son ensemble, un univers fantastique et mythique
+ Le level design (donjons comme map) franchement irréprochable
+ Les phases style "plate-forme" sont originales et très chouettes
+ Tour de force absolu côté ergonomie et mapping des touches
+ Un A Link to the Past-like à emmener partout, pour l'époque !
+ Compositions musicales absolument parfaites de bout en bout
+ Un Zelda vraiment original et qui prend des risques
+ La VF, loufoque mais à la hauteur de ce que le jeu veut raconter
+ La quête annexe basée sur les échanges, un super fil rouge
+ L'empathie incroyable envers les PNJ et l'univers imaginé
+ De nombreuses petites scènes émouvantes et inoubliables
+ Une réelle direction artistique en dépit des limites graphiques
+ Un titre qui laisse travailler notre imaginaire comme jamais
+ Quelques bonnes énigmes, grâce au noir et blanc notamment
+ L'une des fins les plus marquantes de l'histoire du jeu vidéo
J'ai détesté / pas aimé :
– Pas très long, et avare en vraies quêtes annexes isolées
– Peut-être un peu trop facile (surtout que pas assisté du tout)
– La version "deluxe", remplie de changements et choix discutables